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On ne saurait surestimer l’importance de ce livre. De fait, depuis sa parution en 1687, les différentes représentations de la nature, que les communautés humaines s’étaient patiemment construites au fil des siècles afin d’y vivre au mieux, se sont toutes lentement mais inexorablement effacées au profit de l’image qu’y proposait Newton : celle d’une nature ultimement constituée de substances, de forces et de mouvements. Sauf rarissismes exceptions, lorsque nous regardons la nature, ce que nous y voyons tous désormais, où que nous vivions, quels que soient notre culture, notre langue, notre religion et notre degré d’instruction, c’est en effet d’abord – et même exclusivement, le plus souvent – un ensemble de corps, c’est-à-dire d’entités étendues, massives et indépendantes les unes des autres, qui se meuvent dans un espace plat, sans rupture et sans lieu ni direction privilégiés, et y modifient mutuellement leurs trajectoires sous l’effet de forces, au cours d’un temps, également uniforme et continu, et tout aussi indifférent à leur devenir que cet espace qui les contient.
Que cette image très particulière se soit ainsi unanimement imposée demeure toutefois étrangement énigmatique. Bien sûr, cela tient au fait que c’est dans ce même livre que se trouva pleinement révélée la puissance explicative qu’acquiert un savoir empirique dès lors qu’il est aussi mathématisé, et que se laissa du même coup enfin apercevoir l’immensité du pouvoir susceptible d’être développé par l’homme pour transformer la nature. Mais cette explication ne serait suffisante que s’il avait été établi qu’une science ne peut conjointement satisfaire à ces deux critères d’empiricité et de mathématisation qu’à la condition de supposer une nature conforme à cette image ; ce dont Newton lui-même n’avait cessé de douter et que quiconque aurait d’ailleurs été bien en peine de démontrer, puisque, comme la science nous l’a elle-même appris voici maintenant plus d’un siècle en devenant quantique et relativiste, cette image si commune est en réalité incontestablement inexacte, et donc irrémédiablement fausse.
Bertrand Hespel (exposition De la ville aux étoiles, 2019)
Faut-il, pour qu’une œuvre importe vraiment et fasse date dans l’histoire de l’humanité, qu’elle touche à l’impossible ? C’est l’une des nombreuses questions qui viennent à l'esprit lorsqu'on lit aujourd'hui les Philosophiae naturalis Principia mathematica d'Isaac Newton (1642-1727), dont la première édition originale en latin, rarissime et pourvue de l'indication "apud plures Bibliopolas", est ici numérisée intégralement. Tout désormais dans cet ouvrage, dont ne sont plus conservés dans le monde que quelques exemplaires du premier tirage de la première édition, paraît en effet paradoxal : les conditions de sa rédaction et celles de sa publication, sa destinée, la rupture avec la tradition qu'elle consacre et l'ère nouvelle qu'elle ouvre, la personnalité et les capacités intellectuelles de son auteur, l'importance qu'il lui accorde et la thèse centrale qu'il y défend.
Plus de trois siècles après sa parution, nous sommes encore nombreux à voir le monde comme cet ouvrage fut le premier à y inviter : comme constitué d’un espace vide, homogène et continu, et de corps massifs indépendants les uns des autres, qui s'y meuvent et y modifient mutuellement leurs trajectoires sous l’effet de chocs et de forces à distance, au cours d’un temps qui leur est aussi étranger qu'à l'espace qui les contient. Or ce texte est illisible, ou presque : les concepts introduits sont trop nombreux, les idées développées trop subtiles et trop méticuleusement articulées, les arguments trop pénibles à suivre. Chacun peut en faire aisément l'expérience en l'ouvrant à n'importe quel endroit : on souffre à essayer de suivre et l'attention doit être à ce point soutenue – et si longtemps – qu'on abandonne bien vite. Ce que firent bien d'autres avant nous puisque, de l'avis des spécialistes, l'Europe savante comptait, à l'extrême fin du 17ème siècle, moins d'une demi-douzaine de personnes à même de lire et de comprendre ces Philosophiae naturalis Principia mathematica, et qu'il n'y en eut jamais plus d'une vingtaine d'autres depuis. Bref, cet ouvrage, célèbre entre tous, est sans doute aussi l'un de ceux qui ont été les moins lus. Premier paradoxe.
Deuxième paradoxe : il n'aurait pas dû pouvoir être écrit. Les qualités intellectuelles qu'y montre Newton sont en effet telles qu'on imaginerait impossible de les trouver chez un seul et même individu : un esprit de synthèse qui lui permet d'intégrer de manière critique l'ensemble des concepts de la mécanique naissante et de rassembler toutes les données d'observation pertinentes alors disponibles ; une faculté d'analyse qui l'autorise à ramener tous ces concepts à quelques-uns seulement, très précisément définis, et à saisir ces multiples données comme l'expression de quelques lois formulées mathématiquement ; une audace imaginative qui l'amène à oser postuler que tous les phénomènes, sans exception, résultent de l'existence des masses, de trois lois générales et de quelques lois de force à distance ; une prudence rigoriste qui l'incite à tenter de tout démontrer ; un souci scrupuleux des données de l'expérience qui le pousse à expérimenter lui-même quand celles-ci viennent à manquer ; une puissance mathématique exceptionnelle qui lui permet de recourir à une multitude de techniques arithmétiques, trigonométriques, géométriques et infinitésimales, qu'il applique avec une aisance déconcertante, redécouvre et affine, ou qu'il invente pour l'occasion ; etc. Toutes qualités dont on penserait volontiers qu'elles paralyseraient quiconque les possède toutes ensemble tant, élevées à de tels niveaux, elles paraissent inconciliables, mais qui ont au contraire permis à ce professeur encore méconnu de Cambridge d'écrire ce texte de plus de 500 pages en deux ans à peine.
Troisième paradoxe : cet ouvrage n'aurait jamais dû être publié. Il ne doit en effet sa parution qu'à la rencontre fortuite d'une susceptibilité exacerbée, d'une rivalité quelque peu enfantine, d'une impulsion initiale inattendue et d'une aide finale aussi concrète qu'indispensable. Car Newton rechignait à publier, surtout lorsqu'il était insatisfait. Et tout porte à croire qu'il l'était. S'il avait repris en 1684 son étude de la mécanique, c'est en effet parce qu'il s'était imprudemment avancé quand Edmund Halley (1656-1742) lui avait demandé quelle trajectoire décrirait un corps soumis à une force centrale variant en raison inverse du carré de la distance et qu'il lui avait répondu avoir calculé que cette trajectoire serait une ellipse. Car il s'était bien vite rendu compte que c'est en fait à la question réciproque qu'il avait répondu, à savoir de quel genre devrait être une force centrale pour que l'objet qui la subit parcoure une ellipse. Et c'est dans l'espoir de répondre enfin à cette question, qui était incommensurablement plus difficile et à laquelle Robert Hooke (1635-1703) prétendait pourtant avoir répondu, qu'il entreprit l'intense réflexion qui aboutit à cet impressionnant volume composé de trois livres. Trois livres qu'il n'aurait vraisemblablement jamais publiés, sous cette forme ou une autre, sans l'insistance et l'aide financière de Halley et si l'envie de triompher publiquement de Hooke n'avait été aussi forte, puisqu'il savait sans doute déjà le reproche que lui ferait plus tard Daniel Bernoulli (1700-1782) de n'être pas parvenu, malgré tous ses efforts, à répondre de manière correcte et définitive à la question que lui avait posée le futur astronome du roi.
De plus, et aussi surprenant que cela puisse paraître au regard de la gloire qu'il lui apporta, nous savons aujourd'hui que, loin d'être l'ouvrage majeur de Newton, ce monument de la littérature scientifique ne fut en réalité qu'une parenthèse dans son itinéraire. Son chef d'œuvre, en effet, c'est bien plutôt l'Opticks, ouvrage commencé une vingtaine d'années auparavant et qu'il ne publia qu'une vingtaine d'années plus tard, pour le compléter ensuite de Queries révélant tout à la fois son véritable projet et ses doutes. Car – et c'est encore un autre paradoxe –, s'il est bel et bien le fondateur de la physique moderne, pour lui, il s'agit encore et toujours de déterminer « la nature des corps [...] et celle de la lumière : car toutes deux doivent être comprises, avant que la raison de leurs actions réciproques puisse être connue » et non, comme il l'écrira dans le fameux scholie de la deuxième édition des Principia, « de raisonner à partir des phénomènes sans feindre d'hypothèses » ; slogan qui, pour insensé qu'il soit, fut ensuite repris en chœur par des générations de scientifiques.
Cinquième paradoxe : cette œuvre gigantesque, qui est indiscutablement celle d'un seul, ne fait nullement mentir les historiens et les philosophes qui se sont fait un devoir de rappeler que, si des génies y ont apporté leur pierre, la science n'en est pas moins œuvre collective. Car Newton ne s'est pas contenté d'affirmer avec tant d'autres qu'il était « un nain sur les épaules de géants », ces géants que sont Kepler, Tycho Brahé, Galilée, Huygens, Barrow, Leibniz et bien d'autres, il les a au contraire convoqués explicitement en mentionnant dans son texte toutes les avancées qu'il leur devait, et cela quelles qu'aient pu être leurs positions philosophiques respectives. Ce qui est assez remarquable mais totalement justifié puisque, de toute évidence, son seul génie, si grand fut-il, ne lui aurait jamais permis de produire cette œuvre qui – nouveau paradoxe – est tout autant une somme de résultats passés qu'un programme de recherches futures.
Or – paradoxe, encore – celui de ces prédécesseurs auquel il doit le plus est aussi celui dont il entend le plus s'écarter. Si, comme l'atteste le deuxième livre, c'est l'image du monde proposée dans les Principes de la philosophie de Descartes qu'il entend ruiner, force est en effet de constater qu'il ne suffisait pour cela d'adopter la philosophie atomiste ou corpusculaire des Gassendi, Boyle et autre Locke, mais qu'il convenait de la combiner à l'idée d'une possible mathématisation de la nature, idée entrevue par Galilée mais que seul le philosophe français était alors parvenu à penser. Descartes, dont la physique, à l'aune de celle proposée par Newton, n'est assurément qu'un « roman de la nature », mais sans qui, le Système du monde de ces Philosophiae naturalis Principia mathematica n'aurait donc pu être bâti.
Enfin, l'ère qu'ouvre ce texte, et dans laquelle nous vivons encore, d'une science coupée de la philosophie n'aurait jamais dû s'ouvrir. Car, en réalité, rien de ce qu'on lit ici n'y suffisait. Bien au contraire. Qu'y a-t-il de plus absurde en effet – comme Newton le reconnaissait lui-même –, et donc qui appelle davantage une clarification philosophique, que cette idée de corps qui agissent instantanément où ils ne sont pas ? Et que penser en philosophe de cette hypothèse, logiquement antérieure et sur laquelle repose tout son édifice – et l'ensemble de notre science à sa suite – d'objets indépendants qui pourtant s'influencent, sinon qu'il s'agit – à nouveau – d'un paradoxe ?
C'est donc une œuvre éminemment paradoxale et qui, comme telle, aurait par conséquent dû rester impossible mais qui – dernier paradoxe –figure parmi celles sans lesquelles nous ne verrions ni ne penserions comme nous le faisons aujourd'hui que nous permet de redécouvrir cette numérisation de l'un des 330 premiers exemplaires des Philosophiae naturalis Principia mathematica.
Bertrand Hespel
Département Sciences-Philosophies-Sociétés - Centre ESPHIN (Université de Namur)
Mars 2013
Pour en savoir plus
- A. N. L. Munby, The Distribution of the First Edition of Newton's Principia, dans Notes and Records of the Royal Society, n° 10, Octobre 1952.
- R. Taton, Inventaire des exemplaires des premières éditions des "Principia" de Newton, dans Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, n° 6-1, 1953, p. 60-63.
- R. Taton, Enquête sur les "Principia" de Newton (II), dans Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, n°6-4, 1953, p. 360-361.
- R. S. Westfall, Never at Rest: A Biography of Isaac Newton, Cambridge, 1980.
- C. Matagne, Répertoire des ouvrages du XVIIe siècle conservés à la bibliothèque du CDRR (1601-1650), t. II, Namur, 1992, N48, p. 546.
- Isaac Newton, De la gravitation, Du mouvement des corps. Edition de F. de Gandt, traduction de M.-F. Biarnais et F. de Gandt, Paris, 1995.
- R. Feynman, D. Goodstein et J. Goodstein, Le mouvement des planètes autour du soleil : Le cours perdu de Richard Feynman, Paris, 2009.
- Isaac Newton, Principia. Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Préface de Voltaire, traduction de la Marquise du Châtelet, Paris, 2011.
- D. Speiser, Discovering the Principles of Mechanics : 1600-1800, éd. K. Williams et S. Caparrini, Bâle, 2008.
Ressources liées
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![]() Elémens de la philosophie de Neuton contenant la métaphysique, la théorie de la lumière, & celle du mondeVoltaire, 1694-1778 |
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![]() Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Volume 1Du Châtelet, Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise, 1706-1749 |
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![]() Principes mathématiques de la philosophie naturelle. Volume 2Du Châtelet, Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise, 1706-1749 |