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Œuvre singulière à la croisée entre la fable et le genre emblématique, l'Esbatement moral des animaux est une traduction française des Warachtighe fabulen der dieren d'Eduard de Dene(† ca 1578/79), un poète d'origine brugeoise considéré aujourd'hui comme l'un des plus grands littérateurs en langue néerlandaise.
Les Warachtighe fabulen der Dieren parurent pour la première fois à Bruges en 1567 chez l'imprimeur Pieter De Clerck. D'emblée, l'édition se distingue par une abondante illustration constituée d'un frontispice et de quelque 107 gravures conçues et réalisées par un artiste de grand talent, Marcus Gheeraerts l'Ancien(ca † 1587/90). Bien qu'il ait également exercé comme peintre, c'est surtout son œuvre gravé qui fit sa renommée, et en particulier sa Carte de Bruges de 1562 et sa série d'eaux-fortes éditée en 1567 pour les Warachtighe fabulen der dieren.
Quelques années plus tard, en 1578, Marcus Gheeraerts allait créer 18 planches supplémentaires pour l'Esbatement moral des animaux (BT 8489) imprimé à Anvers par Gérart Smits pour le compte du célèbre éditeur de gravures et d'estampes, Philippe Galle – qui, en homme d'affaires avisé, avait d'ailleurs acheté dès 1571 les eaux-fortes réalisées par Marcus Gheeraerts pour les Warachtighe fabulen der dieren. Les qualités techniques et artistiques de Gheeraerts, son sens du réalisme et son goût pour l'illusionnisme s'expriment pleinement dans les 125 gravures qui ornent l'exemplaire conservé à la Bibliothèque Universitaire Moretus Plantin: les animaux sauvages, domestiques ou plus "exotiques" – dont certains, comme le chameau, pourraient avoir été dessinés d'après nature et selon les observations de l'artiste dans des cabinets de curiosité –semblent animer d'une vie propre, ils évoluent dans des paysages familiers des Pays-Bas où les éléments d'architecture comme les scènes de la vie quotidienne sont rendus avec une grande fidélité. La mise en page, jointe à l'utilisation de deux polices de caractères (le cursif et le romain), mêle habilement le texte à l'image, qui se répondent et se complètent. Chaque fable occupe deux pages placées en vis-à-vis: la page de gauche comprend la fable elle-même précédée du titre tandis que l'illustration figure sur la page de droite, surmontée d'un adage moralisant (motto, selon la terminologie du genre emblématique) et sous laquelle figure un texte de quelques lignes empruntées à l'Écriture sainte (subscriptio).
Qui est l'auteur de l'Esbatement moral des animaux ? La question a longtemps fait débat et de nombreux noms – notamment celui du célèbre poète néerlandais Jan van der Noot (ca † 1595) – ont été avancés. Sur la base d'un faisceau d'éléments à la fois historiques et littéraires, il semble aujourd'hui qu'il faille désigner non pas un mais deux auteurs: l'humaniste et homme de lettres anversois Pieter Heyns († 1598), qui a signé le poème liminaire précédant l'Esbatement moral des animaux et qui aurait rédigé les 71 premières fables; et un poète originaire du Namurois, Etienne de Walcourt († après 1591), qui dirigea une école française à Anvers dans les années 1560. Les initiales "E. VV." qui accompagnent le texte à partir de la 72ème fable ("Le dragon et l'éléphant") renverraient à son nom. Signalons encore que l'épître dédicatoire datée du 20 septembre 1578 est adressée à un membre éminent de l'aristocratie des Pays-Bas et grand amateur d'art, le prince de Chimay et duc d'Arschot Charles de Croÿ († 1612). L'édition se clôture enfin par deux tables alphabétiques intitulées respectivement "Table des animaux confabulants" et "Table des tiltres et sentences appropriées aux Figures".
Protégé par une reliure du XVIIème siècle, l'exemplaire conservé à la Bibliothèque Universitaire Moretus Plantin présente une intéressante mention d'appartenance datée de 1709: "Ex dono Domini Joannis Antonij Vander Baren Canonici Soynesiensis". Ce personnage n'est autre que le peintre de fleurs et de natures mortes Jan Anton van der Baren († ca 1686), chanoine à la collégiale Saint-Vincent de Soignies, prêtre et chapelain de l'archiduc Léopold-Guillaume d'Autriche († 1662) dont il deviendra directeur des collections d'œuvres d'art à Vienne. Enfin, un ex-libris manuscrit inscrit au bas du frontispice atteste que cette copie de l'Esbatement moral des animaux a également fait partie de la bibliothèque des Carmélites déchaussées de Bruxelles. L'arrivée de ces religieuses dans les Pays-Bas, en 1606-1607, doit beaucoup à l'intervention personnelle de l'archiduchesse Isabelle qui accorda sa vie durant aide, soutien et protection au "Carmel royal" de Bruxelles.
Céline Van Hoorebeeck
Conservatrice - Bibliothèque Universitaire Moretus Plantin (Université de Namur)
Mars 2011
Pour en savoir plus
- C. Matagne, Répertoire des ouvrages du XVIe siècle (Bibliothèque Universitaire Moretus Plantin, n° 1), Namur - Presses universitaires de Namur, 1985, E-35, p. 99.
- Dictionnaire des peintres belges du XIVe siècle à nous jours, t. II, Bruxelles, 1995, p. 1026-1027.
- E. Tahon, Marcus Gheeraerts L'Ancien, dans Bruges et la Renaissance: de Memling à Pourbus, cat. exp. sous la dir. de M.P.J. Martens, Bruges, 1998, p. 231-238.
- P.J. Smith, Het schouwtoneel der dieren: embleemfabels in de Nederlanden (1567-ca. 1670), Hilversum, 2006.
- P.J. Smith, Dispositio: Problematic ordering in French literature (Brill's studies in intellectual history, n°157), Leiden, 2007, spéc. p. 143-170.
- K.L. Bowen et D. Imhof, Christopher Plantin and engraved book illustrations in Sixteenth-century Europe, Cambridge, 2008, spéc. p. 294-300 et p. 403-404.