Un vulgarisateur convaincu

Accroitre le nombre des hommes qui savent observer, comparer, classifier, penser et réfléchir, voilà le but de l’enseignement scientifique.

Hector Lebrun

Remarqué par le ministre de l’Intérieur suite à son séjour à la station zoologique de Naples, Hector Lebrun est nommé, le 29 août 1898, aide-naturaliste au Musée royal d’histoire naturelle de Bruxelles (rebaptisé depuis l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique et communément appelé Musée des Sciences naturelles). Il est ravi de rejoindre cette institution qu’il a « souvent entendu citée par [son] maitre M. Gilson comme une des merveilles de la Belgique » et qui accueille à l’époque déjà près de 200 visiteurs par jour. Mais son nouveau directeur, Édouard Dupont, est très loin de voir son arrivée d’un bon œil. D’emblée, ce grand géologue lui tient rancune de cette nomination « d’office » qu’il taxe d’« illégale ». Elle ne l’est pas : selon l’arrêté de fondation du musée de 1846, c’est bien au Ministre de désigner le personnel « parmi les Belges qui ont donné des preuves de leurs connaissances spéciales en histoire naturelle et de préférence parmi les Docteurs en sciences ». Reste que dans la pratique, les directeurs du musée ont toujours été associés au recrutement et qu’Édouard Dupont reçoit cette nomination comme une prescription vexatoire du politique et une ingérence du monde académique, car il est vrai qu’en coulisses Gustave Gilson et Jean-Baptiste Carnoy ont regretté bien fort que les collections zoologiques du musée soient gérées par des géologues. L’idée, qu’ils ont mis dans la tête du ministre François Schollaert, était de doter le musée d’une section de recherches en anatomie comparée, histologie et embryologie. Ils ont poussé à ce qu’on y engage un naturaliste-microbiologiste, et tiens, pourquoi pas leur poulain ?

Amer, Édouard Dupont complique d’emblée la vie d’Hector Lebrun au Musée royal d’histoire naturelle. Il ne crée pas le nouveau service de recherches recommandé et laisse au scientifique le soin de déterminer lui-même l’objet de sa fonction. Puisqu’il vient de s’intéresser aux vers des poissons marins à la station de Naples, Hector Lebrun propose de former une collection de parasites et de procéder à la détermination précise des espèces dans une perspective d’impact sociétal : « Ces parasites causent souvent de grands dégâts et les moyens à employer pour les combattre varient d’espèce à espèce. Par ce moyen, le musée acquerrait rapidement dans cette portion de la population industrielle une popularité et un renom scientifique d’autant plus grand qu’on en apprécierait mieux les résultats pratiques. »

Pétri d’ambition, Hector Lebrun suggère d’explorer la côte belge, de draguer la mer du Nord, de sonder les estuaires et les affluents du Congo, « sans grands frais pour le musée ni pour l’État », assure-t-il, « en m’engageant comme médecin de bord sur l’un ou l’autre des steamers qui font la traversée ». Lebrun est clairement inspiré par Jean Massart et autres savants belges de l’époque qui financent leurs expéditions scientifiques en embarquant comme médecin à bord de navires en direction de l’Asie, l’Indonésie ou l’Afrique. S’il vise le Congo, c’est aussi qu’il avait un beau-frère engagé dans l’aventure coloniale jusqu’en 1897 et qu’il s’est intéressé aux destinées de ce territoire belge en Afrique tout au long de sa carrière. Parallèlement à ses charges au Musée royal d’histoire naturelle, Lebrun intègre d’ailleurs la Commission de surveillance du Musée du Congo belge à Tervuren.

 

Photo de groupe. Hector Lebrun est assis au premier rang, c’est le deuxième en partant de la gauche.
On reconnait également Jean Massart au deuxième plan, le quatrième homme en partant de la gauche.
Tous portent un brassard de médecin. On ne sait malheureusement rien de plus au sujet de la prise de vue, ni date, ni lieu.

En dépit d’un enthousiasme débordant et d’arguments convaincants, Hector Lebrun voit ses aspirations paralysées par une absence presque totale de soutien financier – les rapports annuels du musée en témoignent : un budget dérisoire lui est alloué, pour ses frais de fonctionnement et de déplacement, entre 1898 et 1903, au contraire des autres conservateurs et malgré l’insistance du ministre François Schollaert. Lebrun se contente donc d’ouvrir les intestins, estomacs, rectums, foies, poumons et vessies de poulets, de raies, de cabillauds, de saumons, de pigeons, de canards, de lapins, de lièvres, de rats, de perdrix, de porcs, de moutons, bref, de tout animal qu’il parvient à faire venir dans son laboratoire. À défaut d’être autorisé à errer lui-même aux alentours des marchés aux poissons, des abattoirs et des poubelles des écoles vétérinaires pendant ses heures de travail, il se fait livrer les viscères d’animaux au musée. Mais regrettant de ne recevoir trop souvent que des organismes « ratatinés, abîmés et peu propres aux collections », il se met à chasser lui-même, après le travail, des batraciens, des souris et des rats qu’il étudie le lendemain dans son laboratoire. « Il est incroyable qu’un savant soit réduit à cette condition, humilié », s’insurge le directeur général du Ministère de l’Instruction publique. La correspondance de Lebrun révèle la façon dont il est rapidement devenu « Monsieur Parasite » à qui d’« honorés confrères » envoient directement leurs propres ténias !

Lettre d’Hector Lebrun à un « très honoré confrère », 27 décembre 1906

Copie de lettres : recueil reprenant de la correspondance d'Hector Lebrun avec divers auteurs

Avec Hector Lebrun, le musée royal d’histoire naturelle s’ouvre donc à l’helminthologie, la discipline scientifique consacrée à l’étude des vers, qui est en vogue dans les institutions les plus prestigieuses du moment.

Dessin d’un "Taenia solium" (ver solitaire)

En quelques années, le naturaliste établit un inventaire de la faune parasitaire en Belgique. Il est chargé d’en faire la détermination et la « systématique », une démarche de description des espèces au cœur de la zoologie, dont von Linné peut être considéré comme le père fondateur. Hector Lebrun veut étendre ses explorations ou ses récoltes au monde entier afin de procéder à des études comparatives, mais il est à nouveau freiné par Édouard Dupont, ce directeur étant encore attaché au développement d’une « science nationale » basée sur une méthodologie plutôt descriptive, si caractéristique des projets des chercheurs dans les décennies qui ont suivi l’indépendance de la Belgique en 1830.

Dans ce contexte tendu, Hector Lebrun est désigné par le nouveau ministre de l’Intérieur et de l’Instruction publique, Jules de Trooz, toujours un catholique, pour une mission gouvernementale de quelques mois à San Francisco. Il lui est demandé d’observer les modes de fonctionnement des grands musées d’histoire naturelle aux États-Unis. C’est ainsi qu’Hector Lebrun entame, en 1901, une tournée dans les établissements de Minneapolis, Chicago, Buffalo, Pittsburg, Washington, Baltimore, Philadelphie, New-York, Brooklyn et Boston. Le voyage est incroyable pour l’époque. À son retour, Lebrun rassemble ses réflexions dans un rapport de mission qu’Édouard Dupont refuse de publier dans les Annales du Musée royal d’histoire naturelle de Belgique. Et pour cause, dans ce texte (qui parait dès lors dans la Revue des questions scientifiques en 1903), Lebrun développe une conception muséologique aux antipodes de celles de son directeur et ne se prive pas de mépriser les pratiques du musée de Bruxelles.

L'enseignement des sciences biologiques aux États-Unis d'Amérique (laboratoires maritimes)
Hector Lebrun

Dans cet article et dans d’autres qui suivront, Lebrun plaide pour une conception muséologique moderne et accessible. Il est convaincu que le musée est, par nature, un outil de diffusion des connaissances. Ainsi affirme-t-il : « Les savants qui ont mission de l’organiser doivent s’ingénier à se faire très petits et à se mettre au niveau du public ; ils doivent viser à instruire et avant tout se faire comprendre de la majorité du peuple. » Il oppose aux méthodes « obsolètes » d’exposition du musée dans lequel il travaille (« il faut bien avouer que les poissons déformés, décolorés de nos collections nationales sont loin de nous donner l’illusion de la Vie !! Il en est de même des reptiles et des batraciens. Les tritons et les salamandres de nos vitrines sont blancs au point qu’il est impossible presque d’y reconnaitre encore des taches jaunes ou noires. Toute la peau qui est d’un noir de jais sur le vivant, est maintenant d’une teinte jaunâtre, sale, uniforme ! »), la présentation des espèces dans leur milieu naturel, grâce à des reconstitutions « de groupes d’habitats ». Il est certain que si Édouard Dupont impulse au Musée royal d’histoire naturelle un élan extraordinaire, tant sur le plan scientifique en appuyant l’exploration internationale (sauf celle de Lebrun), que sur le plan documentaire en développant les collections et en les accompagnant de notices explicatives, il est plus tourné vers l’avancement de la science que vers sa diffusion. Le géologue tient à ce que son institution rayonne dans les hautes sphères et n’envisage pas un public autre que de spécialistes. À ses yeux, le musée ne doit être ni scolaire, ni didactique, il doit exposer les résultats obtenus par les études scientifiques via de courtes synthèses exposées à un public spontanément curieux. Tout à l’inverse, Hector Lebrun considère les musées comme des « adjuvants et des suppléants de l’école », dont la mission est de prendre par la main les enfants, qui pour la plupart quittent l’enseignement dès 14 ans, en leur proposant des représentations, voire des reconstitutions, davantage que des étiquettes.

Étude de la nature à l'école aux États-Unis d'Amérique
Hector Lebrun

Reptile dinosaurien (Tricératops)

Dans ce texte publié en 1924, alors qu’il a quitté le Musée d’histoire naturelle depuis plus de 10 ans, Hector Lebrun réaffirme sa conviction que les musées ont un rôle à jouer dans le domaine de « l’éducation populaire » : « Tandis que dans la plupart des musées, le principal effort a consisté presque toujours à rassembler une collection la plus complète possible de spécimens pour les aligner à côté les uns des autres, avec un nom le plus souvent singulier sur une étiquette, les Américains ont trouvé que c’était certes un but louable, mais qu’il doit être secondaire, si l’on veut avant tout démontrer d’une manière pratique l’importance économique de ces sciences. »

Lebrun promeut un musée où les animaux sont représentés en groupes comprenant le mâle, la femelle et les jeunes, dans leur milieu, dans leur attitude naturelle, à différents âges et à différentes saisons. Il s’agit de recréer des « scènes vivantes », à la façon des taxidermistes américains.

Lors de son voyage dans les musées américains en 1901, Hector Lebrun fait une série de photos qu’il utilisera pendant 20 ans pour illustrer ses conférences et ses publications sur le sujet. Il faisait développer ses plaques de verre à Etterbeek, chez le « photographe d’art » Joseph Massot, selon la boite conservée. Des positifs ont été tirés sur papier (on retrouve la même image sur plaque et dans une publication de 1924) et sur plaques de verre (pour ses cours et conférences). Certains négatifs sur verre sont toujours conservés.

Vue intérieure de salles en vue de faire des conférences grand public

Hector Lebrun cherche par ailleurs à introduire des leçons de vulgarisation au sein du Musée royal d’histoire naturelle. Toujours sur le modèle américain, il présente ces conférences comme autant de chances, d’occasions ou d’excitants permettant au jeune public de « faire quelque chose de leur personne au milieu du monde ». Les progrès de la photographie offrent aux scientifiques des possibilités nouvelles d’éducation visuelle que Lebrun saisit en organisant, dès 1899, des conférences grand public à Gembloux, à Louvain et à Bruxelles, sur des sujets variés : « L’Institut de zoologie de Naples », « Les insectes à la maison », « Les parasites de l’homme », « Les insectes nuisibles », « Les théories de l’évolution », « L’évolutionnisme », « La crise du transformisme ». La presse annonce ces rendez-vous en insistant sur l’atout des « projections lumineuses » : grâce au procédé de la lanterne magique, Lebrun projette des illustrations peintes à l’encre ou des photographies qu’il a lui-même prises lors de ses expéditions à Naples et aux États-Unis.

« Spectacles, fêtes et conférences », Le Vingtième Siècle, 23 avril 1903, p. 3 (gauche)
« Chronique universitaire », Le Vingtième Siècle, 15 mars 1899, p. 2 (droite)

Cette photo à la montagne démontre qu’Hector Lebrun était outillé d’un appareil photo sur trépied avec plaques de verre, comme nombre de scientifiques de l’époque qui voyagent avec leur laboratoire, pour leur plaisir et pour leur science.

En recourant à cet appareil optique qu’est la lanterne magique, le naturaliste s’inscrit pleinement dans un mouvement progressiste, amorcé depuis les Lumières, qui tend à assurer l’élévation matérielle et morale des classes inférieures par l’éducation scientifique. Le mérite de Lebrun n’en est que plus grand quand on sait que, bien qu’elle soit promue par le gouvernement catholique pour l’enseignement des sciences naturelles, la lanterne de projection reste peu utilisée par les professionnels au début du XXe siècle, pour des raisons tant techniques que financières. Est-ce sous la pression de Lebrun ? Le Musée royal d’histoire naturelle de Bruxelles consent en tout cas, en 1907, à organiser ce type de leçons populaires et, très rarement, à lui en confier la présentation. Le naturaliste continuera à donner des conférences avec projections lumineuses en dehors du musée jusqu’à la fin de sa carrière, sur des thèmes de plus en plus variés (musique et archéologie), notamment sur cette question du rôle des musées de sciences naturelles.

Les rapports entre Lebrun et son directeur sont encore plus tendus après la mission aux États-Unis. En 1902, Édouard Dupont cherche même à évincer le naturaliste, en lui trouvant une place à la direction du laboratoire d’anatomie pathologique de la Colonie de Gheel et en cherchant à faire intervenir le ministre de la Justice. L’opportunité est belle, tant la psychiatrie est une branche de la médecine qui prend de l’importance au fur et à mesure que la Belgique développe un vrai système d’asiles. Mais Lebrun refuse cette mutation en même temps qu’il redouble de réclamations1. Il exige une revalorisation, un budget, un préparateur et un nouveau bureau (chauffé cette fois). La situation s’envenime à un point tel que Lebrun sollicite un « entretien confidentiel » auprès de son ministre et que ce dernier finit par intervenir, en 1903, pour sommer Édouard Dupont de donner à son aide-naturaliste le confort matériel que nécessitent ses recherches. Il n’est pas difficile de croire le directeur du musée quand il décrit le « dédain » de Lebrun – il n’y a qu’à se rapporter à la correspondance personnelle du naturaliste, notamment à cette lettre adressée au Ministre Jules de Trooz en 1904, dans laquelle Lebrun s’insurge contre l’idée qu’on puisse le confondre avec un « empailleur ». Mais ce qui fait finalement pencher la balance en faveur de l’aide-naturaliste, c’est « la manie de persécution » d’Édouard Dupont, ses « intempérances de langage » à l’égard du ministre et, surtout, ses antécédents : il n’en est pas à ses premiers démêlés et d’autres savants, certains réputés et attachés à l’Académie Royale des sciences, se plaignent également de sa manière autoritaire de conduire l’institution, au point d’en démissionner.

Adrien Gerlache de Gomery

En 1908, Lebrun sollicite un nouveau séjour à la station zoologique de Naples pour y recueillir des trématodes (vers parasites) méditerranéens pour les collections du Musée royal d’histoire naturelle. Il veut, dit-il, doter le musée de cette faune parasitaire exotique et lancer ainsi une étude de comparaison avec les espèces évoluant en Belgique. Cinq naturalistes se portent candidats cette année-là pour occuper une des désormais deux tables d’étude réservées à la Belgique. Mais face à un autre scientifique pressenti par la Classe des sciences de l’Académie royale de Belgique, le directeur général du Ministère des Sciences et des Arts appuie la candidature de Lebrun avec, comme argument massue, la participation du conservateur à la prochaine expédition polaire d’Adrien de Gerlache. Ce dernier est un explorateur qui fait la fierté de la Belgique depuis qu’il a mené, en 1897, à la tête du Belgica, la première exploration scientifique en Antarctique. D’autres expéditions ont eu lieu entre-temps, en 1905 et 1907 vers les latitudes du pôle Nord cette fois, et le commandant s’apprête, en 1908, à y renvoyer le Belgica. Lebrun, qui fréquente de Gerlache au musée et annonce être de l’équipage, apprendrait énormément au sujet du matériel de pêche, des techniques de dragages et de conservation des animaux aquatiques, en faisant un séjour à Naples. Ainsi le directeur du nouveau ministère en charge du musée estime-t-il que la sélection de Lebrun, « tout en présentant de l’intérêt pour la zoologie, serait doublement utile au pays, d’abord en enrichissant les collections du Musée d’histoire naturelle, ensuite en facilitant la réussite d’une deuxième expédition polaire de nature à jeter un lustre nouveau sur la Belgique »2. Sur cette base, Lebrun est choisi par le ministre. Il ne participera pourtant pas à la dernière expédition d’Adrien de Gerlache en Arctique en 1909.

Quinze mois dans l'Antarctique : voyage de la Belgica
Adrien de Gerlache

En 1909, Lebrun quitte finalement le musée, sur la proposition du ministre des Sciences et des Arts, encore et toujours un catholique dont il a le soutien. En le nommant chargé de cours à l’Université de Gand, Édouard Descamps cherche à adoucir l’ambiance décidemment malsaine au musée. Si Édouard Dupont n’apprécie pas le parachutage d’Hector Lebrun à la fonction d’aide-naturaliste, il lui pardonne encore moins la façon dont celui-ci poursuivit ses recherches personnelles durant ses heures de travail et chercha à commercialiser les inventions qu’il mettait au point dans son bureau du Musée des sciences naturelles...

1 AGR, T038/273, Lettre d’Hector Lebrun à Édouard Dupont, 20 février 1902.

2 AGR T038/300, Note du Directeur général au Ministre des Sciences et des Arts, 4 mars 1908.