Un professeur passionné
On ne peut plus penser, dans l’état actuel de nos rapports avec nos voisins, de nos relations avec le reste du monde, à faire de l’enseignement au rabais.
Hector Lebrun
Il est évident qu’entre Édouard Dupont, directeur du Musée royal d’histoire naturelle, et Hector Lebrun, son employé, les tensions ne s’apaiseront plus. Le ministre des Sciences et des Arts, le catholique Édouard Descamps, propose alors à Lebrun de quitter le musée de Bruxelles pour rejoindre l’Université de Gand. Le conservateur accepte. Il rend sa démission le 4 novembre 1909 et cinq jours plus tard, il est nommé chargé de cours par arrêté royal.
À l’Université de Gand, Hector Lebrun partage la succession scientifique du professeur Félix Plateau avec Victor Willem – preuve que la discipline des sciences naturelles est en pleine expansion : la charge est désormais répartie sur deux professeurs. Il devient titulaire des cours d’Anatomie et physiologie animales, de Paléontologie animale, de Zoologie systématique (vertébrés) et d’exercices pratiques de zoologie dans la faculté des sciences, ainsi que du cours d’Éléments d’anatomie comparée et des exercices pratiques qui en dépendent dans la faculté de médecine.

Les cours d’anatomie et de paléontologie sont conservés à la BUMP, ensemble de notes manuscrites faisant l’objet d’une mise à jour régulière. Les archives conservent aussi des dizaines de protozaires dessinés sur du papier fin, preuve que le professeur cherchait à rendre son cours le plus attractif possible en recourant à la lanterne magique. Avec les projections lumineuses, il introduit la technologie dans sa routine professionnelle. Il se profile ainsi à l’avant-garde d’un enseignement moderne.
Dans ses nouvelles fonctions, Hector Lebrun est chaque année au contact de quelque 250 étudiants chez qui il repère et déplore un sens de l’observation ankylosé. À nouveau dans les pas de son maître Jean-Baptiste Carnoy, il met les exercices pratiques au cœur de son enseignement. Il organise des exercices d’ostéologie, demandant aux étudiants de dessiner des squelettes et ossements de toutes les classes de vertébrés, et des exercices de dissections d’animaux (grenouilles, moustiques, vers, sangsues, mouches, etc.). Ainsi introduit-il son cours d’anatomie :
« Aujourd’hui pour être bon chirurgien, il ne faut pas comme au temps de Napoléon savoir amputer prestement une jambe sur le champ de bataille, il faut plus souvent mettre parfois des heures à chercher les derniers vaisseaux lymphatiques infectés du cancer. Il faut savoir se servir de ses doigts sur des choses fines et délicates. Pendant les années de doctorat, vous allez assister tous les jours à des cliniques, vous verrez des opérateurs prestigieux, mais vous serez toujours passifs, sauf pour un cours, celui de médecine opératoire, où vous apprendrez la chirurgie sur le cadavre. C’est la seule occasion qui vous sera donnée de mettre la main à la pâte. Il faut donc vous exercer au préalable sur des animaux, quoiqu’en disent les membres de la Société Protectrice des Animaux. Il est je pense préférable que vous fassiez votre apprentissage ainsi que sur vos clients. »
Plus de sciences dans les programmes !
Hector Lebrun constate à regret le faible niveau en science des étudiants qui entrent à l’université. À l’issue d’une session d’examens en 1911, il écrit : « Des élèves se présentent à des épreuves universitaires ne sachant distinguer une parallèle d’une perpendiculaire et affirmant qu’on s’approche du pôle en montant sur une montagne. » Le professeur développe : « Tous, comme moi, vous aurez entendu depuis vingt ans les doléances des professeurs d’Université, sur l’insuffisance de la préparation de notre jeunesse à recevoir un enseignement vraiment supérieur. Tous mes collègues des Facultés de Sciences sont unanimes à déplorer le peu de formation des élèves en ce qui concerne les sciences naturelles et surtout les sciences biologiques. Un défaut que tous constatent, c’est le peu d’aptitude des élèves à faire une observation personnelle consciente. » C’est à la mode, en ces années-là – comme ça l’est toujours du reste – de s’insurger contre ces « jeunes gens incapables de suivre l’enseignement supérieur avec fruit » et de regretter qu’ils deviennent « des fruits secs », tandis que « les professeurs sont obligés d’abaisser le niveau de leur enseignement jusqu’à ce que les auditeurs parviennent à comprendre ».
Face à ce constat amer, Lebrun estime que c’est tout l’édifice scolaire qui doit être adapté à la réalité de la société « moderne ». En ce début de XXe siècle, l’école obéit encore à la loi sur l’enseignement moyen de 1850, qui a assis l’hégémonie structurelle des humanités gréco-latines. La discrimination dont souffrent les sciences interpelle rapidement des savants. La querelle des humanités traverse alors toute l’Europe. L’enjeu est de connecter davantage la formation aux besoins socio-économiques de la société moderne. Il y eut une tentative, en 1881, de diversifier les humanités anciennes, en organisant des sections parallèles préparant aux facultés de sciences naturelles et médicales, mais l’expérience fut interrompue en 1887 et, en 1890, une nouvelle loi conditionna l’accès à l’université au certificat homologué d’humanités gréco-latines : autant dire que le grec et le latin restent, au début du XXe siècle, le socle de la haute éducation intellectuelle.
Alors Hector Lebrun milite. En 1909, il intervient au Congrès des Catholiques de Malines pour réclamer l’introduction des sciences naturelles dans toutes les classes des humanités catholiques. Il présente le même rapport, intitulé « L’influence de l’enseignement des sciences naturelle dans la vie publique », à la Société scientifique de Bruxelles en octobre 1910. Il y relève les conséquences de l’éducation livresque et formelle sur la vie publique et politique – la classe dirigeante n’avait aucune prise sur les développements économiques et sociaux. Estimant que son point de vue n’a pas été suffisamment entendu, il publie, la même année, un pamphlet au titre évocateur : Moins de Grec et de Latin ! Plus de sciences naturelles !!. Les points d’exclamation trahissent l’emphase avec laquelle Lebrun traite la question. Sur les modèles allemand et américain, il préconise l’enseignement des sciences naturelles comme complément nécessaire des branches abstraites. « J’estime qu’on ne peut prétendre avoir formé un homme, si on lui laisse ignorer les lois les plus fondamentales et les plus élémentaires de la vie », résume-t-il. Lebrun prend ainsi part à l’offensive contre les humanités anciennes, qui s’était renforcée en 1906, quand le gouvernement avait mis en place une commission pour la réforme des humanités. Pendant 7 ans, cette commission vit s’affronter les « traditionnalistes » et les « modernistes », ces derniers ayant comme objectif de diminuer les heures de grec et de latin au profit des sciences et/ou des langues modernes. Dans ce contexte, Hector Lebrun entame des joutes verbales dans la presse et par brochures interposées : le chanoine Edmond Rémy, professeur à l’Université de Louvain, répond à son rapport dans Notes sur les Humanités contemporaines, attaquant son « manque de logique » et pointant sa « courtoisie par trop relative ». Lebrun riposte en publiant un nouveau texte en 1912 : Latins et Germains. Il y revendique toujours plus de place pour les sciences naturelles dans les programmes scolaires, il y réclame que cette matière, enfin, soit prise au sérieux : « Pendant tout le temps de mes sept années d’humanités, les cours de mathématiques et de sciences étaient des heures de repos, de récréation, de détente intellectuelle, pendant lesquelles on s’évertuait à faire des farces aux maitres. » Il préconise l’enseignement intuitif et non livresque des sciences naturelles, depuis l’école primaire, pour développer l’esprit d’observation et d’initiative des futurs citoyens. À l’université de Gand, il reste proche des penseurs catholiques de l’Université de Louvain, Jean-Baptiste Carnoy ou le chanoine Victor Grégoire, qui estiment que l’enseignement des sciences de la nature contribue à la formation de l’homme cultivé et doit, à ce titre, entrer dans le cadre des humanités. Ce qui est intéressant, c’est que telle qu’elle est traitée par ces hommes de foi, la question de l’école ne se réduit plus au débat idéologique qui opposa catholiques et libéraux durant plus d’un siècle ; elle relève d’une interrogation philosophique éprouvant l’enjeu de la formation d’un « être humain intégral » et travaille à la démocratisation de la structure scolaire, laquelle reste le point focal des politiques actuelles.
Les conséquences de l’offensive moderniste lancées contre les humanités anciennes apparaissent limitées au regard de l’évolution des grilles horaires et des programmes jusque dans l’entre-deux-guerres. « Les deux camps restent intraitables, se regardent comme [sic] des chiens de faïence, sans faire la moindre concession », résume Lebrun en 1924. Pourtant, « la situation actuelle est déplorable », estime-t-il. Quinze ans après ses premiers plaidoyers, il reprend donc son combat en faveur de l’enseignement des sciences en publiant Étude de la nature à l’école aux États-Unis d’Amérique avec l’ambition de « documenter le public belge sur les méthodes américaines » dont nos réformateurs pourraient s’inspirer. Lebrun avertit : « Nous prions en outre le lecteur de ne pas le prendre comme une attaque contre les Humanités anciennes – ainsi qu’on l’a fait à tort, de mes publications antérieures sur le même sujet – mais bien plutôt comme une tentative de les améliorer. » Le professeur pose un regard sans concession sur la façon dont les sciences sont enseignées, sur la base de manuels et non d’expériences. « Cette méthode est mauvaise, absolument insuffisante ; au lieu d’inspirer aux enfants la curiosité de savoir, elle provoque du dégoût et la nausée. Imaginez-vous quelque chose de plus abrutissant que d’avoir à retenir les classifications zoologiques ou botaniques sans les comprendre ? Il en résulte que l’enseignement des sciences se réduit à très peu de chose, et souvent il est mal outillé, incomplet, insuffisant, mal donné. On y consacre un temps ridiculement court, on ne lui accorde qu’une attention distraite, on lui fournit des maitres inexpérimentés et on lui attribue dans l’ensemble des points une valeur insignifiante. »
En dépit des arguments formulés par Lebrun et de nombreux autres hommes de sciences, la suprématie des humanités gréco-latines resta intacte jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le biologiste n’aura pas l’occasion de connaitre ce moment où, en 1964, la loi d’omnivalence sonnera la fin de l’hégémonie des humanités classiques en reconnaissant l’équivalence des diplômes d’humanités anciennes et d’humanités modernes.
Des femmes à l'université
Résolument militant, Lebrun l’est encore quand, sur le terrain de l’enseignement toujours, il se présente comme partisan d’une ouverture de la formation universitaire aux femmes. Il n’en a côtoyé aucune, au cours de ses deux doctorats. Dans les six mémoires qu’il publie dans La Cellule, et qui constituent le cœur de son œuvre scientifique, il ne fait référence qu’à trois biologistes féminines alors que, dans le même temps, il cite 171 confrères masculins. C’est qu’à l’époque, les femmes sont totalement absentes des laboratoires de biologie en Belgique et n'ont qu’un accès réduit à l’enseignement universitaire. L’Université de Bruxelles a ouvert ses portes aux femmes en 1880, celle de Liège en 1881 et celle de Gand en 1882. Mais derrière ces dates, pas de bouleversement : la présence des femmes dans les lieux de savoir reste marginale. En matière de mentalités, le XIXe siècle est en effet le plus conservateur sur la question des femmes. Même si des vents révolutionnaires ont soufflé, le nouvel ordre social est plus que jamais fondé sur le modèle de la famille patriarcale. Du coup, au parlement ou dans les conseils académiques, quand les hommes débattent de l’opportunité d’admettre les femmes à l’Université, ils rient de la perspective de voir des « docteurs en jupon », ils argumentent l’infériorité des femmes sur les plans physique et intellectuel et, surtout, ils s’affolent : cet enseignement risque de détourner les femmes de « leur véritable rôle dans la société », de leur mission première à savoir « être la compagne des joies et des peines de l’homme ». Bref, comme disait un recteur de ces années-là, « la femme est réellement supérieure à l’homme, quand elle applique tous ses moyens à la difficile et sublime mission de bien élever des petits enfants. »
À contre vents, Hector Lebrun publie, en 1903, un article consacré au Bryn Mawr College. Il y décrit le fonctionnement de cet établissement universitaire de Pennsylvanie spécifiquement réservé aux femmes, qu’il a pu visiter lors de sa mission gouvernementale aux États-Unis en 1901. Les étudiantes y reçoivent la meilleure formation scientifique, ce qui leur permet de s’engager dans la recherche au même titre que les hommes. Ce texte, Lebrun le publie dans la Revue sociale catholique, une démarche qui n’est pas anodine : le message sous-jacent est de justifier la compatibilité de l’ouverture de l’enseignement supérieur aux femmes avec la morale chrétienne. Car les conservateurs catholiques sont les plus réticents face à l’instruction des femmes, qu’ils perçoivent comme un danger pour le mariage, la famille, la société. Mais profondément croyant, Hector Lebrun n’en est pas moins progressiste et, sur diverses questions scientifiques et sociales, comme ici, il défend l’orthodoxie de ses positions. Vite dit, il démontre que les étudiantes du Bryn Mawr College ne sont pas des brebis égarées... Il promeut ce modèle à l’américaine et déplore les obstacles qui, en Belgique, se posent toujours insidieusement à la présence des femmes dans les cénacles universitaires en ce début de XXe siècle : « Quelques universités belges permettent aux jeunes filles de s’asseoir sur les mêmes bancs que les garçons, et nous avons déjà quelques doctoresses en médecine, quelques pharmaciennes, même des avocats. Ce sont là des exceptions et nos jeunes filles ne semblent pas vouloir profiter en nombre de la faculté qui leur est donnée d’entrer à l’Université. Il faut toutefois reconnaitre que cet accès leur est particulièrement difficile, leur instruction moyenne étant dans l’immense majorité des cas absolument insuffisante pour les y préparer. » Effectivement, dès l’école primaire, les filles reçoivent alors un enseignement différent de celui des garçons, orienté vers les tâches ménagères auxquelles la société les destine. Limiter l’accès des femmes au savoir est à l’époque une façon d’empêcher leur insertion dans la vie professionnelle, car que deviendront les carrières de médecin et d’avocats, déjà tellement encombrées, si l’on invite encore les femmes à y entrer ? « Aux États-Unis d’Amérique, pareilles difficultés [d’intégration à l’université] ne se rencontrent pas, car l’accès de toutes les carrières libérales est entièrement ouvert aux femmes », relève Lebrun. « Leur instruction moyenne les prépare à entrer à l’Université ; l’enseignement des humanités y est ordonné de telle façon que les deux sexes peuvent le recevoir soit simultanément, soit séparément. » Le biologiste appelle à suivre ce modèle près de 20 ans avant que l’Université de Louvain n’accueille effectivement ses premières étudiantes (1920), 50 ans avant que l’Université de Namur, anciennes Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, fasse de même (1953).
