Un philosophe de la théorie de l'évolution

Il n’y a plus maintenant aucune raison sérieuse d’ignorer la théorie de l’Évolution. J’estime qu’en cette matière, plus qu’en toute autre, l’attitude de l’autruche est entièrement dépourvue d’élégance et d’opportunité.

Hector Lebrun

Quand il introduit son cours d’anatomie comparée devant les futurs médecins de l’Université de Gand, Lebrun précise que cet enseignement a pour but de « situer le corps de l’homme dans le règne animal en tenant compte de la théorie de l’évolution ». Spécialiste des cellules, des mécanismes de reproduction et d’embryologie, le biologiste en est naturellement venu à s’interroger sur l’origine de la vie. « Mais d’où est venue la première poule, la première rose ? » : Hector Lebrun consacre de nombreuses conférences et publie divers articles sur la problématique qui captive les philosophes depuis la nuit des temps.

Remettons-nous dans le contexte. Fin du XIXe siècle, la plupart des naturalistes sont engagés dans la voie de l’évolutionnisme. Jean-Baptiste Lamarck a élaboré la première théorie scientifique du transformisme en 1815. Ce naturaliste français expliquait que les populations d’êtres vivants qui peuplent aujourd’hui la Terre proviennent, par évolution, de populations ancestrales différentes. Il développe le concept d’hérédité des caractères acquis, selon lequel un organisme va acquérir de nouveaux caractères en fonction de son environnement et les transmettre à ses descendants.

La théorie a fait quelques émules mais, globalement, les idées transformistes ont sommeillé pendant près de quarante ans. Elles peinent à percer dans une société encore largement dominée par l’Église dont les textes ont guidé la conception du monde pendant près de deux millénaires. Or, cette pensée chrétienne postule que toutes les espèces végétales et animales, telles que nous les connaissons, existent ainsi depuis qu’elles sont apparues sur terre pour la première fois. C’est le principe du fixisme, que l’on retrouve déjà chez Aristote au IVe siècle avant notre ère. Dans son Historia animalium, le philosophe grec formule la notion de « génération spontanée », selon laquelle les êtres vivants naissent de la matière inanimée : comprenez que les mites apparaissent spontanément dans la laine, les moisissures sur les aliments et les souris dans les tas de vieux vêtements.

Avec le développement des religions monothéistes, la vision fixiste devient créationniste : la première apparition est attribuée à un acte de création. C’est le récit de la genèse. À compter de là, toutes les découvertes scientifiques et les pensées philosophiques sont triturées pour rentrer dans le dogme. Au XIIIe siècle toutefois, la redécouverte des textes antiques, notamment d’Aristote, amènent les penseurs chrétiens de l’école scolastique, comme Albert Le Grand et Thomas d’Aquin, à concilier les idées antiques et les idées chrétiennes.

Mais les temps restent durs pour ceux qui s’écartent trop frontalement des préceptes bibliques et formulent une autre théorie de la création du monde. À la Renaissance, des savants comme Giordano Bruno et Giulio Cesare Vanini, qui posent la question de l’origine de la vie, voire défendent l’idée d’un ancêtre commun aux humains et aux singes, finissent sur le bûcher.

Durant des siècles donc, la religion impose son explication de l’origine du monde. Mais au XVIIIe, la découverte de fossiles ne ressemblant à aucun squelette d’animaux vivants ébranle les idées fixistes. Nait alors la paléontologie, et en même temps, une histoire scientifique de la nature et des espèces. Jean-Baptiste Lamarck ne convainc pas d’emblée tout le monde, on l’a dit. Georges Cuvier par exemple, à la tête du Muséum de Paris, est un de ses grands opposants. Il propose quant à lui une théorie de l’évolution qui respecte davantage les textes sacrés : le catastrophisme, soit une succession de créations divines entrecoupées d’extinctions brutales.

Puis vint Charles Darwin. Le célèbre naturaliste anglais adopte l’hypothèse de Lamarck selon laquelle toutes les espèces vivantes ont évolué au cours du temps. Mais pour expliquer cette évolution, il réfute le mécanisme de l’hérédité des caractères acquis et introduit à la place celui de la sélection naturelle : un organisme qui s’adapte à son environnement a plus de chance de survivre et de se retrouver à la génération suivante. L’ouvrage que Darwin publie après un tour du monde et plus de 20 ans d’observations, en 1859, est une révolution : L’Origine des espèces fait l’effet d’une bombe. Il ne suscite pas, d’emblée, le ralliement unanime de tous les savants mais tous ces savants le commentent.

Hector Lebrun fait partie de ceux qui remettent en cause Charles Darwin. Ce « philosophe doublé d’un observateur souvent superficiel » a « écrit un bon roman dans lequel la vertu est récompensée et la victoire acquise au plus courageux », juge-t-il avec dédain.

« Conjonctures vides », « affirmations gratuites », « banalités optimistes », « interprétations ingénieuses » : la position de Lebrun n’est pas étonnante. À la fin du XIXe siècle, le darwinisme était largement tombé en discrédit à cause de son incapacité à résoudre le problème de l’hérédité. Cette théorie était encore incapable d’expliquer plusieurs parties critiques du processus évolutionniste, notamment l’origine des variations de caractères au sein d’une espèce. « L’opinion générale ou quasi générale à l’heure actuelle, c’est que la question de l’origine des espèces restait entière après Darwin », résume Lebrun. Beaucoup de savants retrouvent alors chez Lamarck un meilleur point d’appui et fondent le « néolamarckisme », un courant si influent au tournant du siècle qu’il provoque, pour reprendre les mots de Lebrun, la « complète déroute » ou la « crise » du darwinisme.

Au fond, ce qui dérange surtout bon nombre de savants de l’époque, c’est que la sélection naturelle est un mécanisme lié à la notion de hasard – « autant dire à l’inconnu » – qui contredit donc la finalité du monde célébrée par les dogmes religieux. Pour Hector Lebrun, une telle conception du vivant est impensable. Le biologiste est profondément croyant. Il publie dans les très catholiques Revue néoscolastique de Philosophie ou Revue des Questions scientifiques. Dans ses conférences, il cite le pape Léon XIII en latin. Sur le coin supérieur droit de ses feuilles de notes, dans un réflexe jésuite qui lui vient de ses années au collège Notre-Dame-de la Paix à Namur, il écrit AMDG, « Ad maiorem Dei gloriam » : « À la plus grande gloire de Dieu. » Personne n’étant destiné à lire ces manuscrits, le geste révèle sa foi profonde.

Le défi d’Hector Lebrun, et de nombreux autres scientifiques de son époque, c’est donc de pouvoir concilier l’évolutionnisme, qu’ils acceptent, et la religion, qu’ils respectent. « On peut être catholique et évolutionniste », affirme-t-il ainsi en 1909 en publiant La théorie de l’évolution. Mieux : « Le spectacle d’une seule cellule étudiée au microscope avec un esprit vraiment scientifique est une preuve aussi convaincante de l’existence de Dieu, et de sa toute-puissance, que les plus forts raisonnements des philosophes », écrit-il, révélant l’ambivalence de sa position. Qu’Hector Lebrun publie régulièrement dans la Revue des Questions scientifiques n’est pas anodin : la Société scientifique de Bruxelles, qui en est l’éditeur, a précisément été fondée en 1875 dans le but de démontrer qu’il ne pouvait exister de contradiction permanente entre la science et la foi. Mise sur pied par le père Ignace Carbonnelle, cette société catholique est l’incarnation du redéploiement intellectuel de l’ordre des Jésuites et c’est dans sa Revue que parurent les articles les plus importants de savants catholiques sur le darwinisme.

Ce courant spiritualiste dans lequel s’inscrit Lebrun s’oppose à celui des « matérialistes » de l’Université libre de Bruxelles soupçonnés par les catholiques de vouloir miner la foi chrétienne en se servant de Darwin. Les uns et les autres sont ralliés au transformisme et reconnaissent que le monde vivant se transforme sans cesse, génération après génération, depuis que les bactéries se sont développées sur Terre il y a environ 3,5 milliards d’années. Mais au-delà des mécanismes qui expliquent cette évolution, et qui ne font pas l’unanimité (on a donc cette opposition entre néo-lamarckiens et néo-darwiniens), la philosophie qui la préside divise également. Que ces premiers êtres vivants soient le résultat d’un acte de création ou, au contraire, le fruit d’une complexification progressive et spontanée de la matière est à l’origine de débats. Les positions prises face à l’évolution tiennent donc davantage à sa signification qu’à son acceptation et sont en rapport avec les convictions politiques et morales. Les scientifiques libres-penseurs associent l’évolutionnisme à une philosophie mécanistique et s’engagent activement dans diverses formes de vulgarisation scientifique. Les catholiques sont moins présents sur le terrain de la communication, bien que la collection « Science et foi », dans laquelle publie Lebrun, permette tout de même aux conceptions chrétiennes de l’évolution d’atteindre le public, pour 0,5 franc l’exemplaire de poche. On y lit Lebrun riposter au « discours tendancieux et matérialiste prononcé par le recteur de l’université libre, [Auguste] Lameere », qui prétend « se passer de l’intervention divine pour expliquer l’apparition du premier homme sur la terre ». Pour le biologiste catholique, l’évolution est une preuve supplémentaire de l’ingéniosité divine. Il se plait à relever (à raison) que Darwin lui-même, dans son Origine des espèces, fait référence à un « Créateur » ; que Darwin a ensuite été corrompu par ses propres disciples, élèves matérialistes – il vise en particulier Ernst Haeckel à la tête de ce « sectarisme antireligieux ». Là souvent, la critique prend une allure pamphlétaire avec une liberté de ton qui désarçonne : « Tous les arguments paléontologiques invoqués par Haeckel sont d’une faiblesse désespérante », estime Lebrun à l’endroit du biologiste allemand dont « tout le monde connait aujourd’hui la complète déconfiture », conclut-il.

La crise du transformisme
Hector Lebrun

[Quelques faits de transformisme expérimental]
Hector Lebrun

La théorie de la mutation
Hector lebrun

Extrait d'une série de conférences portant sur l'origine de la vie et la théorie de l'évolution
Hector lebrun

De 1909 à 1918, Hector Lebrun donne des conférences, notamment à l’Institut supérieur de philosophie de Louvain, et publie dans la foulée ses textes, sept au total, cherchant à faire la démonstration d’une cohésion entre la science et la foi. Il enseigne par ailleurs ses idées chrétiennes à ses étudiants : « Mon opinion est que l’hypothèse de la Création est la seule qui réponde aux exigences de la Logique et de la Causalité, et par conséquent à une recherche scientifique raisonnable. »

Hector Lebrun s’inscrit dans le sillage de Jean Baptiste d’Omalius d’Halloy, figure de proue de la théorie de l’évolution en Belgique qui avait semé les bases en affirmant, dans les années 1870, que la religion n’excluait pas l’idée transformiste.

Ses positions sont surtout proches de celles de Henry de Dorlodot, un théologien thomiste et géologue à la renommée internationale depuis qu’il a, en 1909, été mandaté pour représenter l’Université de Louvain lors des cérémonies du centenaire de Darwin à Cambridge. Les deux hommes se fréquentent certainement. À quelques années d’intervalles, ils ont tous les deux fait leurs candidatures en sciences au Collège Notre-Dame de la Paix à Namur puis un doctorat à l’Université de Louvain où ils ont suivi les mêmes cours de Jean-Baptiste Carnoy. À l’époque où Henry de Dorlodot y enseigne, en 1908, des annonces dans la presse laissent entendre que Lebrun est chargé du cours « Les théories de l’Évolution » à l’Institut supérieur de philosophie. Pas étonnant dès lors que les écrits de Lebrun fassent écho à ceux de l’école louvaniste. Lebrun adhère à la théorie néo-vitaliste qui, dans la foulée du vitalisme du XIXe siècle, postule que le vivant n’est pas réductible aux lois physico-chimiques. Elle envisage la vie comme de la matière animée par une force vitale unique, entièrement différente des forces chimiques et physiques, agissant comme cause et comme ordonnateur suprême de tous les phénomènes d’après un plan déterminé à l’avance. La position n’est pas loin de celle d’Aristote qui, quoi que non transformiste, caractérisait déjà le vivant par la spécificité des âmes. Le (néo-)vitalisme est donc une voie qui permet de respecter les découvertes de la science autant que les injonctions de Rome et d’inscrire le transformisme dans l’histoire de la théologie. Ainsi Lebrun cite-t-il les Pères de l’Église, Saint Augustin, Aristote, Albert le Grand, Thomas d’Aquin et une encyclique de Léon XIII de 1893 pour affirmer que « si la science reste sur son terrain, jamais elle ne se trouvera en contradiction avec l’enseignement de l’Église sur cette question ». Concluant, en 1912, que seul un « transformiste vitaliste et finaliste […] pourra donner une définition complète de la vie, en tenant compte de son origine, de son essence et de sa fin », Hector Lebrun se profile résolument comme un disciple d’Henry de Dorlodot et de son naturalisme chrétien.

Le transformisme vitaliste d’Hector Lebrun

La similarité des idées de Lebrun et de Dorlodot est telle qu’elle révèle tout en même temps la témérité et la prudence du chargé de cours de l’université de Gand. Car l’ouverture de Dorlodot au transformisme a irrité les traditionnalistes qui ont cherché, via la Commission biblique pontificale, à lui faire renier publiquement ses idées. De Dorlodot refuse de se rétracter, mais face à la popularité croissante de l’évolutionnisme parmi les intellectuels catholiques – Lebrun en témoigne – « l’affaire » s’éteint doucement sur ce statu quo : pas de condamnation officielle mais plus de publication. Il est troublant de remarquer que le dernier article de Lebrun sur la question date de 1919 : se serait-il, lui aussi, senti en péril durant cette chasse aux évolutionnistes ? A-t-il été directement inquiété ou indirectement refroidi par les critiques et les menaces qui ont touché son confrère ? Depuis le début du XXe siècle, la « crise moderniste » secoue l’Église catholique, opposant la Tradition aux tenants d’un modernisme. Officiellement, la crise s’est éteinte en 1907 avec l’encyclique du pape Pie X, réaction doctrinale reprochant au modernisme d’être la « synthèse de toutes les hérésies ». Dans les faits, des mesures de répression continuent de frapper les penseurs chrétiens accusés d’idées progressistes. Mises à l’index de publications, éviction d’enseignants, obligation de prêter le « serment antimoderniste », véritable réseau d’espionnage et dénonciations à la Congrégation de l’Index ou à la Congrégation du Saint-Office, Lebrun a clairement pu être impressionné par ce climat de suspicions. Il est en tout cas discret sur la question à compter de la fin de la Première Guerre mondiale et ce n’est plus que dans ses cours que l’on remarque qu’il suit toujours de près ce débat philosophique en citant notamment le paléontologue jésuite français Pierre Teilhard de Chardin – également inquiété par les autorités vaticanes – ou le savant jésuite du Luxembourg, le père Wassmann. Les archives de Lebrun gardent la trace de ses lectures : il a lu et résumé en détails « La Paléontologie et l’apparition de l’Homme » et « Le paradoxe transformiste » de Teilhard de Chardin mais il ne publie rien dessus.

Ces scientifiques sont dans une double tension. Ils doivent concilier ce que dit l’Église en termes d’exégèse avec les avancées de la science et avec leur formation thomiste.

Penser le vivant entre science et foi, Dominique Lambert nous éclaire

Teilhard de Chardin : résumé critique du "Paradoxe transformiste" à propos de la dernière critique du transformisme par Louis Vialleton
Hector Lebrun

L’intérêt d’Hector Lebrun pour la compréhension des origines de l’homme ne faiblit pas avec les années. En 1930, il recopie à la main un article paru dans La Revue nationale chinoise concernant « La plus grande découverte des tempps actuels », à savoir, l’exhumation, dans une grotte de Chukutien par un savant chinois en 1921, d’un crâne d’homme primitif. Cet « homme de Pékin », à la qualification duquel Pierre Teilhard de Chardin a participé en déployant les ressources de la géobiologie, est alors tenu pour être le plus ancien représentant du genre Homo dont le berceau serait l’Asie – hypothèse qui sera contredite par les découvertes de fossiles humains en Afrique de l’Est dans les années 1960.

On est alors dans les années 1930 ; les idées évolutionnistes deviennent tout à fait communes dans les cercles catholiques belges. Elles animeront toutefois toujours les débats théologiques jusqu’à ce qu’un demi-siècle plus tard, en 1996, le pape Jean-Paul II affirme, dans un discours à l’Académie pontificale des Sciences, que la théorie synthétique de l’évolution, dans l’ordre scientifique qui est le sien, ne s’oppose en aucune manière à la théologie de la création ou à l’anthropologie chrétienne, des propos qui ne sont pas sans rappeler ceux de Lebrun, de d’Omalius d’Halloy ou même… d’Albert le Grand et Thomas d’Aquin.