Un inventeur ignoré
Nous n’avons pas à nous enorgueillir au nom de la science, mais au contraire à considérer combien nous sommes petits et faibles devant la grandeur du problème à résoudre.
Hector Lebrun
Parmi les archives d’Hector Lebrun conservées à la BUMP, figurent deux volumes de « copies-lettres ». Le biologiste utilisait en effet des cahiers constitués de feuilles doubles de papier stencil, lui assurant la duplication instantanée de sa correspondance. Cette méthode révèle la rigueur du personnage, son souci d’organisation presque « bureaucratique », mais ne nous libère que son point de vue : les lettres reçues en réponse sont absentes. Il n’empêche, ce puzzle épistolaire permet de pénétrer, comme par effraction, dans les coulisses de la vie privée du scientifique ; il révèle surtout l’immense préoccupation d’Hector Lebrun, qui de 1906 à 1909, tente sans relâche et avec des arguments de plus en plus spécieux, d’industrialiser ses inventions.
Les lettres manuscrites envoyées par Hector Lebrun sont rarement d’ordre privé, mais certaines révèlent tout de même des éléments de l’intime. Ainsi y découvre-t-on qu’Hector est marié à Victoria Michaux ou qu’il entretient des rapports tendus avec sa propriétaire. Même quand elle a vocation professionnelle, la correspondance joue un rôle précieux pour donner de la chair au personnage que l’historien veut découvrir : l’épistolier joue à visage découvert. Le choix de ses mots comme sa graphie ou son orthographe en disent long sur sa personnalité. Ainsi Hector Lebrun se montre-t-il imbu de lui-même, parfois indélicat, souvent agressif, convaincu de sa supériorité de scientifique.
Ces deux volumes de « copies-lettres » couvrent la période de 1906 à 1909, période durant laquelle Hector Lebrun travaillait au Musée des Sciences naturelles de Bruxelles. Ils constituent des ensembles chronologiques, non thématiques, mais la plupart des lettres sont relatives aux démarches entreprises par le biologiste pour faire breveter puis commercialiser ses inventions. Nous ignorons pourquoi le deuxième registre s’interrompt brutalement, en janvier 1909, laissant le lecteur dans l’inconnu quant à l’issue des tractations avec le monde industriel. Il est peu probable qu’Hector Lebrun ait soudainement rompu avec ses habitudes épistolaires, tant la longueur des lettres témoigne de son affinité pour l’écriture ; c’est sans doute la pratique de la copie qu’il a abandonnée.
En tant que spécialiste de la cytologie, de l’étude du minuscule, Hector Lebrun a pu remarquer les limites de l’outillage scientifique de son époque. Les progrès de la microscopie se sont accumulés au cours des siècles qui l’ont précédé : dans les années 1590, Hans et Zacharias Jansen (père et fils) ont eu l’idée d’associer deux lentilles pour créer le premier microscope composé, qui grossissait environ quatre fois l’image, une prouesse par rapport aux lunettes du Moyen Âge ou à la loupe de l’Antiquité. Quelques décennies plus tard, Antoni van Leeuwenhoek a véritablement entrepris l’exploration du monde microscopique avec des instruments plus simples du point de vue optique mais plus performants, grossissant jusqu’à plus de 250 fois. Il découvrait ainsi, le premier et sans les nommer, les bactéries et les spermatozoïdes. Suivirent encore les avancements entre autres de Louis Joblot, de Nicolas Hartsoeker et, plus tard, de Félix Dujardin, qui permirent le futur développement de la théorie cellulaire : en 1838, Matthias Schleiden et Théodor Schwann font de la cellule l’unité structurale et fonctionnelle des plantes et des animaux. De là naissent de nouvelles disciplines : la cytologie bien sûr, mais aussi l’histologie et l’embryologie, autant de domaines qui intéressent Lebrun dès la fin des années 1880.
Dans le cadre de ses travaux sur l’appareil génital des batraciens, Lebrun est amené à réfléchir aux techniques d’observation en matière de cytologie et d’embryologie : c’est qu’il ne faut pas rater, dans un amas de préparations d’œufs, ceux où apparait le globule polaire. Dans le cadre de ses recherches histologiques au Musée des sciences naturelles, il procède également à des coupes dans les vers parasites. Toutes ces travaux le poussent à mettre au point une variante de microtome, une machine à débiter un échantillon en coupes extrêmement fines, qui a la particularité d’aligner les coupes en un ruban spiralé. Ainsi conçoit-il des préparations microscopiques circulaires de façon à permettre une observation sur disque de verre plutôt que sur lame rectangulaire. Ces disques peuvent accueillir jusqu’à 80 coupes – en fonction de leur dimension et du diamètre de la plaque –, un nombre considérable donc qui présente pour Lebrun un avantage certain : il sera désormais possible « de faire des séries ininterrompues à travers un organe, un embryon, une moelle, un cerveau, etc. ».



Parallèlement, l’inventeur conçoit un microscope équipé d’une platine discoïdale, destiné à exploiter ces préparations originales. Hector Lebrun écrit à propos de cette méthode qu’elle est appelée à « révolutionner tout notre outillage en matière de microscopie comme la presse rotative a révolutionné l’imprimerie ». « Les avantages de l’introduction des disques rotatifs dans la technique microscopique sautent aux yeux des moins clairvoyants », estime-t-il. « Économie de temps, d’espace et d’argent en utilisant toute la surface disponible pour y arranger les préparations. Toutes les manipulations seront faites en une fois, tandis qu’actuellement il faudrait les répéter 10 fois ». Lebrun destine son microscope aux expérimentateurs, bactériologistes, médecins, physiologistes, embryologistes, etc.
Dès 1905, il entame des lourdes démarches pour faire breveter cette « application de la méthode des disques rotatifs à la technique microscopique » en Belgique. En 1906, il met sous presse un mémoire décrivant sa nouvelle méthode. Puis, sous des noms différents, il fait breveter ses inventions en France, en Angleterre, en Allemagne, en Autriche et même aux États-Unis, non sans peine parfois, comme en témoignent ses échanges rageux avec son agent du bureau Gevers à Anvers (« Je vous ai payé un prix fort pour que vous me fassiez de bonne besogne. Si nous ne connaissez pas le métier que vous prétendez exercer, je ne crois pas que ce doit être moi qui doive vous fournir les moyens de l’apprendre ») ou avec son agent de Prague (« Ce n’est pas votre honorabilité, ni votre correction qui sont en question, mais bien votre capacité comme homme de métier »). Ses relations avec certains examinateurs sont également tendues, notamment avec celui de Berlin qui discute la qualification de « microscope composé ». Lebrun publie par ailleurs des notices techniques dans des revues spécialisées pour présenter ses inventions, en Belgique (Revue des questions scientifiques, Annales de la Société scientifiques), en France (La Nature), en Angleterre (Royal Microscopical Society) et en Allemagne (Die Umschau et Zeitschrift für wissen mikroskopie). Il fait construire des prototypes (le microtome vient de Leipzig) et propose des démonstrations lors de l’exposition de chasse et pêche d’Anvers ou lors de l’exposition maritime de Bordeaux en 1907. Un tel déploiement d’énergie est éloquent : Hector Lebrun croit sincèrement au potentiel génial de ses inventions.
Lebrun complète ses inventions de base, le microtome et le microscope à lames circulaires, en développant la panoplie complète de l’outillage discoïdal : des porte-objets et des couvre-objets, mais aussi un couteau spécialement adapté au microtome, des jarres pour les manipulations, des cuves à coloration, des boîtes de rangement. En outre, il met au point une platine de microscope adaptée à la méthode des disques rotatifs et susceptible d’être montée sur un microscope classique. Il améliore également ses prototypes, faisant preuve de compétences techniques exceptionnelles qui rappellent combien les savants de l’époque ne sont pas encore enfermés dans des disciplines cloisonnées : nombre de scientifiques se livrent alors à la fabrication de leurs propres appareils.
En marge, Lebrun développe une invention d’un tout autre ordre : un microstéréoscope. Cette fois, l’instrument n’a plus de vocation scientifique, c’est un produit de vulgarisation : un microscope stéréoscopique monté sur un coffrage en bois permet d’observer une cinquantaine de préparations microscopiques qui peuvent défiler grâce à un mécanisme de transport. Lebrun estime qu’il convient pour la démonstration de petits animaux (infusoires, acariens, insectes, vers, etc.) autant que pour l’étude à faible grossissement de séries de coupes faites à travers des organes ou des embryons. L’objet peut être « mis dans les mains les plus inexpérimentées » et ainsi rendre « de grands services dans les musées, les universités, les écoles », affirme Lebrun, avec une conviction qui rappelle son engagement pour une démocratisation de la science – il s’agit d’« intéresser le gros public à l’infinité des choses microscopiques de la nature » –, mais aussi avec une naïveté sans doute feinte – tant il doit savoir qu’un même appareil ne peut satisfaire les besoins différents de tous ces publics.

Pour augmenter l’attrait du microstéréoscope, Lebrun imagine de le combiner à un « Mutoscope ». Cet appareil, inventé aux États-Unis en 1895, s’est vite répandu en France : au prix d’une pièce de monnaie, il permet à une ou deux personnes de visionner une courte animation en faisant défiler une série de photos imprimées. Cette association « provoquerait incontestablement une recrudescence de curiosité de la part du public », estime le biologiste. « L’appareil deviendra dans peu de temps nécessaire dans tous les établissements d’instruction. » Mois après mois, Lebrun pousse son ambition au point de suggérer une déclinaison de l’outil en jouet scientifique sous une forme légère et bon marché. « Je crois », dit-il, « cet instrument appelé à une grande popularité. »
En 1908, son souci pour la pédagogie se répercute aussi sur les inventions relatives à la méthode des disques rotatifs : Hector Lebrun ajoute l’idée de relier son microscope et son microstéréoscope à un système de projection. Il est indéniablement inspiré par la popularité de la lanterne magique qu’il utilise fréquemment. Il peut ainsi argumenter une nouvelle utilité à son invention : permettre au « professeur d’embryologie, par exemple, au moyen d’une seule préparation discoïdale, de faire la démonstration de tous les organes d’un embryon ».
La correspondance de Lebrun révèle la multitude des contacts qu’il a pris avec des industriels de tous pays pour commercialiser ce lot d’inventions appelé « à modifier considérablement notre outillage microscopique », argumente-t-il. Il sollicite les plus grands fabricants de l’époque notamment Nachet à Paris, Reichert à Vienne, Jung à Heidelberg, Seibert à Wetzlar et Waechter à Berlin, Bausch&Lomb à Rochester NY et Watson à Londres, Koristka à Milan.
À ses interlocuteurs, l’inventeur propose l’exploitation de ses licences contre des redevances. Dans ses longues lettres – écrites pour la plupart depuis le Musée des sciences naturelles, rappelons-le – il fait miroiter aux exploitants des bénéfices importants (« Je suis presqu’effrayé de la somme que l’introduction de ma méthode, si elle se généralise, pourrait me rapporter »). Il y va au bluff, évoquant des collaborations non signées pour décrocher de meilleures propositions, flattant les industriels, leur promettant des exclusivités ou un monopole – alors qu’il envoie à la chaine le même courrier à une petite dizaine de fabricants. Fraichement débarqué sur le terrain commercial, Hector Lebrun est indéniablement attiré par l’idée de profit ; il sait combien l’industrialisation peut être génératrice de gains et il cherche sans doute, plus que le bénéfice personnel, des fonds à injecter dans son activité scientifique. Ainsi n’est-il pas exclu de penser que sa troisième invention, le microstéréoscope, est précisément un outil destiné à appâter les industriels et financer le perfectionnement de son système discoïdal.
En 1908, le biologiste a en tout cas reçu des accords de principe pour la fabrication de ses instruments, mais ne parvient pas à lever les fonds nécessaires. Il évoque alors une mystérieuse « société belge » dont il serait « l’administrateur-conseil » et qui disposerait de capitaux suffisants pour « donner une grande extension » au projet.
En définitive, Lebrun ne parvient à mettre sur le marché aucune de ses inventions. La correspondance du scientifique s’interrompt avant la conclusion d’un quelconque contrat, et dans aucun livre de microscopie, aucune brochure de fabricant, on n’a trouvé mention de la présence des inventions de Lebrun sur le marché industriel. On ignore d’ailleurs aujourd’hui si des prototypes de l’inventeur ont été conservés.
Les brevets d’Hector Lebrun
Un éclairage sur les préoccupations techniques d’une époque
Le brevet est un titre constatant la date à laquelle une personne a revendiqué une invention et désire s’en assurer le monopole d’exploitation. Ce certificat de dépôt enregistre la déclaration de l’impétrant, l’exposé de ses prétentions, mais n’établit nullement qu’il y ait en réalité une invention véritable ou que celle-ci soit utile. Le premier brevet libellé au nom d’Hector Lebrun date du 16 septembre 1905 et concerne « l’application de la méthode des disques rotatifs à la technique microscopique ». Il est suivi d’une ribambelle d’autres documents qui, jusqu’en 1908, attestent des tâtonnements autant que de la détermination du savant belge à faire reconnaitre tantôt ses inventions à l’étranger, tantôt des perfectionnements apportés au projet initial. Ces brevets sont composés de deux parties, un volet administratif et un volet technique, ce dernier étant le plus précieux pour l’histoire des techniques : la législation belge prévoit que la demande soit argumentée par un exposé des propriétés de l’invention et soit soutenue par des plans et des dessins, ce qui permet de positionner l’objet par rapport à l’état de la technologie.
Autrement dit, si ces brevets n’ont entrainé aucune application industrielle, comme c’est le cas des certificats de Lebrun, ils n’en sont pas moins des étapes importantes dans l’histoire de l’innovation. Ils traduisent les attentes et les besoins des biologistes du début du XXe siècle, les problèmes techniques et scientifiques posés à la recherche d’une époque, les interrogations des savants, la façon dont ils ont voulu améliorer la technique de leur discipline et les obstacles qu’ils n’ont pu surmonter.

Brevet de perfectionnement accordé à Hector Lebrun pour application de la méthode des disques rotatifs (Belgique - 1905)
L’échec industriel de Lebrun pourrait s’expliquer par le contexte : Lebrun se lance à l’assaut du monde industriel en 1906, moment peu opportun. L’année précédente, deux scientifiques allemands, Fritz Schaudinn et Erich Hoffmann, ont découvert l’agent pathogène de la syphilis, une maladie sexuellement transmissible qui fait de terribles ravages. Le tréponème pâle, en l’occurrence, n’est que très difficilement décelable en observation ordinaire tandis que la technique du fond noir s’avère particulièrement efficace. La priorité des fabricants devient la conception de microscopes permettant la mise en œuvre de cette méthode aux forts grossissements. Face à cet incroyable enjeu sanitaire, la production d’un outillage pour traiter des coupes sériées parait moins impératif. Il est évident que l’intérêt des chercheurs et des investisseurs est ailleurs.
D’autres éléments, propres aux inventions elles-mêmes, peuvent expliquer la réticence des industriels. Le coût certainement. En proposant un outillage à ce point original, Hector Lebrun impose l’acquisition simultanée de l’ensemble des accessoires qui en assurent le fonctionnement. C’est d’ailleurs, sans doute, la raison pour laquelle le biologiste propose dans un second temps une platine de microscope adaptable plutôt qu’un instrument complet, ou qu’il argumente de plus en plus, dans sa correspondance, la possibilité d’encore utiliser, avec son équipement, les habituelles lames rectangulaires.
Ensuite, ses outils sont, paradoxalement, d’une complexité dissuasive : pour bien faire fonctionner son microtome de type Minot transformé, mieux vaut avoir trois bras. À dire vrai, les inventions d’Hector Lebrun ne sont pas tout à fait abouties et à certains égards, la présentation qu’il en fait reste mystérieuse. Lui-même est parfois confus, confondant la description de ses machines. Si l’on relève en plus que ce microstéroscope ne fonctionne qu’avec des lames rectangulaires, il apparait en outre qu’Hector Lebrun propose lui-même un outil concurrentiel à son système discoïdal.
Dernier point : le biologiste ne révèle les atouts de ses inventions que progressivement, par impulsion, à coup de brevets de perfectionnement. Ainsi vient-il assez tard avec son idée d’amélioration du mécanisme de son microtome par l’ajout d’une pédale, « comme dans les machines à coudre pour faire tourner la roue motrice du microtome », alors que ce type de mécanique est présent dans son esprit depuis quelques années.
Alors, pourquoi tant d’étapes intermédiaires, tant de confusions, tant d’hésitations à présenter une technique véritablement opérationnelle ? S’agit-il d’une traduction de l’évolution progressive de la pensée de l’inventeur ou d’une démarche intentionnelle ? Des éléments, dans sa correspondance, font pencher la balance en faveur de la seconde hypothèse.
Il me semble lire un peu de mauvaise humeur dans votre dernière lettre et je m’en étonne car je vous avais prévenu depuis ma lettre du 13 février dernier que je modifierais encore le porte-disque.
Les contractants en toute sincérité et bonne foi voulant également coopérer à la réussite de l’invention, prennent l’engagement d’apporter gratuitement, dans l’intérêt commun, tout perfectionnement ultérieur à l’appareil.
Lebrun savait que d’autres adaptations viendraient encore.
Alors, pourquoi ne pas dévoiler tout d’un coup ? Voulait-il protéger ses idées ? Aurait-il eu peur qu’on le devance ? Possible, la concurrence était rude à l’époque, les progrès de l’optique fulgurants et les conflits relatifs à la paternité des inventions, très fréquents. L’irascible Robert Hooke, par exemple, un des plus grands scientifiques expérimentaux du XVIIe siècle, était déjà en guerre contre la majorité de ses confrères et prétendait avoir quasiment tout inventé. Athanase Kircher a aussi peut-être ajouté des erreurs volontaires dans son manuscrit pour ne pas se faire voler l’invention de la lanterne magique. Il est donc bien possible que les mystères de Lebrun soient en fait de la prudence teintée de suspicion. Parce qu’il aurait eu une vraie bonne idée…
À la conquête de la troisième dimension ?
Pierre Devahif, conservateur de la collection de microscopes au Musée de Zoologie et Anthropologie de l’ULB, propose une lecture passionnante de la documentation écrite et matérielle laissée par Lebrun.
Hector Lebrun suit de près les évolutions de la photographie et de la lanterne magique. Il est dès lors fort probable qu’il se soit également intéressé au cinéma, à l’heure où les projections cinématographiques conquièrent les foules. Or, la technique cinématographique a pour but, entre autres, de restituer le mouvement. Le principe est simple : l'observation d'une série d'images fixes se succédant à une cadence rapide donne une impression dynamique. Une illusion qui peut être mise à profit dans un objectif différent : simuler un déplacement, une plongée dans la matière. Et s'il est bien une chose difficile en microscopie, c'est se faire une image mentale d'un agencement cellulaire tridimensionnel au départ de coupes successives.
C’est bien ce à quoi Hector Lebrun a travaillé des années avec Jean-Baptiste Carnoy : interpréter une sériation d’images extraordinairement variées et complexes. Le défi est de taille et tout porte à croire que Lebrun a voulu le relever. Le 28 octobre 1909, quand il présente sa méthode des disques rotatifs à la Société scientifique de Bruxelles, il se réjouit d’ainsi pouvoir « suivre sans interruption toutes les coupes microtomiques faites à travers un objet, un organe, un embryon, sans changer la préparation, en passant simplement d’une coupe à l’autre »1.
Fort de ce faisceau de présomptions, Pierre Devahif a photographié numériquement les 80 coupes réparties sur une préparation sélectionnée et les a fait défiler selon la technique du « stop motion ». Avec succès ! L’animation réalisée sur la base du matériel biologique du savant prouve que certaines plaques discoïdales, celles dont les coupes sont nettes et régulièrement disposées, réalisent effectivement l’ambition qu’il prête au scientifique : en défilant les unes après les autres, elles permettent de traverser un embryon et sa cavité interne. L’animation réalisée par Pierre Devahif est la reconstitution dynamique d’une plongée dans la structure. Au point qu’il est raisonnable de le penser : Lebrun anticipait ce qui viendra des dizaines d’années après, le scanner et la modélisation numérique des volumes.
Cette animation offre un élément supplémentaire pour expliquer « l’échec » d’Hector Lebrun. Parmi le matériel biologique conservé, beaucoup de coupes sont insatisfaisantes, beaucoup de spirales sont déformées. Le microtome débite des coupes si fines qu’elles sont parfois pliées ou déchirées. S’il est aujourd’hui possible de les éliminer du montage numérique, il est évident qu’elles devaient parasiter l’animation dans le système tel qu’on l’imagine pensé par Lebrun. La mise au point de mécaniques d’automatisation, nécessaires pour dépasser ces obstacles techniques, n’était pas à la portée du biologiste. Aussi, si nombre de fabricants accueillent avec enthousiasme ses premiers courriers, tous se montrent dubitatifs ou silencieux dès lors qu’ils prennent conscience des failles de ses inventions. À supposer que cette hypothèse soit correcte, Hector Lebrun se profile comme un savant en avance sur les capacités technologiques de son temps, à la façon d’un Leonard de Vinci…