Une fin de carrière éclectique
Le docteur Hector Lebrun ! Ce n’était point pour nous un inconnu. L’éminent professeur de l’Université de Gand est un fidèle de la vieille tribune namuroise, où il a fait applaudir de nombreuses fois ses talents fort divers de savant, d’artiste et de musicien. Ajoutons immédiatement qu’apparu cette année sous un aspect nouveau, il connut un succès également brillant et d’ailleurs pareillement mérité.
P.-W.-L., journaliste au Vers l’Avenir
Après la Première Guerre mondiale, la carrière d’Hector Lebrun ralentit. Il est enfin nommé professeur ordinaire en 1919, certes. Cela faisait des années que le chargé de cours revendiquait un statut à la hauteur de son expérience et de son salaire comme conservateur au Musée royal d’histoire naturelle de Bruxelles. Il vivait le report de sa nomination, depuis 1909, comme une douloureuse humiliation et s’est fendu d’un grand nombre de courriers au recteur et au ministre pour déplorer que la promesse d’une « amélioration de situation » ne soit pas tenue. À l’issue du conflit, l’épuration des rares éléments collaborateurs de l’Université de Gand libère une toge à la Faculté des sciences, mais Hector Lebrun n’en hérite toujours pas. Un drame pour celui qui a traversé les années d’occupation allemande de la façon la plus loyale possible – n’était-ce pas même de la Résistance, le fait de s’être opposé, comme la majorité des professeurs (sept exceptés) à la flamandisation de l’Université de Gand par l’ennemi ? Par un arrêté du 15 mars 1916, le Général von Bissing a en effet exigé la réouverture de l’institution, jusque-là francophone, et la reprise des cours exclusivement en néerlandais, exauçant ainsi une des plus anciennes revendications du mouvement flamand et faisant de Gand la seule université active du pays pendant la Première Guerre mondiale. Pour Hector Lebrun, dont le laboratoire est dévasté par les Allemands et récupéré par un professeur collaborationniste, les privations matérielles se sont donc doublées d’une pénurie intellectuelle. Contrairement à d’autres, le savant n’a pas actionné ses contacts à l’étranger pour s’exiler temporairement dans une université d’accueil, se confinant plutôt à domicile à Bruxelles et vivant sur ses économies. La guerre est immanquablement une période de stagnation dans sa carrière.
Sa promotion bloquée, Hector Lebrun demande son basculement de la faculté des sciences à la faculté de médecine où le nombre de toges a été augmenté à la faveur d’une modification de la loi organique du 15 juillet 1849. Soutenu par Henri Pirenne (professeur alors recteur de l’université, célèbre pour sa contribution à l’histoire de Belgique autant que sa résistance à l’occupant), Hector accède à l’ordinariat le 13 novembre 1919. Il a alors 52 ans. En mai 1920, il déménage à Gand pour remplir la condition annexée à sa nomination, qu’il avait négligée depuis son entrée en fonction en 1909. En 1922, il devient doyen de sa faculté de médecine, juste avant la néerlandisation partielle de l’université.
Car si la Libération de 1918 a rendu à l’institution son caractère francophone, étant donné la volonté de rompre avec l’université « von Bissing », les réclamations du mouvement flamand pour une université flamande ont rapidement trouvé un souffle nouveau. Une proposition de loi est déposée en 1921 par le ministre Frans Van Cauwelaert, figure de proue du mouvement flamand. Elle entraine la fronde de la quasi-totalité du corps professoral, y compris des catholiques – les plus consensuels sur la question. Hector Lebrun est membre de la Société générale des étudiants catholiques qui s’est prononcé contre la mesure : il y a fort à parier qu’il a pris part aux manifestations grandioses qui ont secoué Bruxelles et Gand pour la défense d’un « Gand Français ». Qu’à cela ne tienne : le 31 juillet 1923, sous la menace d’une crise gouvernementale, la loi Nolf est votée. Elle introduit à l’Université de Gand un système à deux sections bilingues recourant chacune aux langues nationales selon une proportion 2/3 – 1/3 : dans la première section, un tiers des cours sont donnés en néerlandais et deux tiers en français ; dans l’autre, c’est l’inverse1. En conseil facultaire, Hector Lebrun répond « non » à la question du recteur de savoir s’il est apte à interroger en néerlandais et poursuit donc l’intégralité de ses cours dans le régime français (le plus fréquenté des deux). Il doit être la cible des étudiants (et des nouveaux professeurs) radicaux. Car la loi Nolf, dite d’« apaisement », ne satisfaisait personne, surtout pas les flamingants attachés à leur « Gent of niets » et annonçant directement se lancer dans un boycott impitoyable2. Les professeurs francophones sont chahutés. En 1927, ils sont 36 à être caricaturés par un étudiant, dont « Lebruntosaurus », rond et moustachu, entouré d’insectes et de protozoaires.

Le 5 avril 1930, cent ans après la fondation de la Belgique, le Parlement vote la néerlandisation intégrale de la désormais Rijksuniversiteit. La loi connait toutefois un déploiement phasé (pour laisser aux étudiants engagés dans le régime français la possibilité de terminer leur cursus autant que pour donner le temps aux autorités de recruter des professeurs flamands), ce qui permet à Hector Lebrun d’enseigner en français jusqu’en 1933, date à laquelle il est mis à la retraite anticipée avant d’accéder à l’éméritat en 1936.
Isolé de son réseau louvaniste, pris dans une tempête linguistique inconfortable, abîmé aussi peut-être par les déceptions de son parcours scientifique (un poste mal défini au Musée d’histoire naturelle, des inventions qui ne se vendent pas, un statut de professeur ordinaire qui tarde, un militantisme sans effet immédiat, une conception bientôt contredite de la théorie darwinienne), le biologiste publie peu, après la Première Guerre mondiale. À l’exception de deux textes déjà évoqués, la fin de son article sur « La théorie de la mutation » et son essai sur l’« Étude de la nature à l’école aux États-Unis d’Amérique », Hector Lebrun signe deux articles sur les larves de Corethra, preuves qu’il a repris ses recherches en parasitologie en dépit des destructions allemandes et des pertes de matériaux au sein de son laboratoire. Mais ces deux interventions sont bien peu de choses au regard de la prolixité bibliographique de ses confrères. Surtout, Hector Lebrun semble s’être réfugié dans des champs d’expertises qui ne sont pas les siens, dont la musique.
Mélomane, excellent baryton solo, le naturaliste a monté une chorale avec ses étudiants. Il donne aussi des conférences, à Gand comme à Namur, dont il se rapproche à nouveau au cours de ces années vingt. Il présente et interprète aux assemblées les vies et les œuvres des compositeurs belges Joseph Ryelandt, César Franck ou Émile Mathieu. On se plait à se l’imaginer tel que le journal L’Avenir nous le décrit alors : « Un Namurois dont la personnalité s’impose à l’attention de tous, tant par l’éclat de sa valeur scientifique que par le fini de sa culture artistique », « un conférencier à la voix duquel la soixantaine n’a rien enlevé de ce charme profond, de ce beau timbre grave et sonore qu’ont connu et admiré de longtemps les anciens de l’Émulation ».

Lebrun publie aussi un article en deux parties dans la Revue Générale en 1936. Sur un ton qu’on lui connait désormais, il regrette les « spectacles les plus répugnants » que donnent les compositeurs modernes excentriques, il fait le procès sans concession, condescendant et patriarcal des « héroïnes du boulevard et de la débauche » ; il applaudit le public qui continue de préférer « la vraie et saine musique » classique, patriotique et chrétienne. Il plaide pour un entrainement de la jeunesse à la bonne musique, notamment en aménageant dans les programmes scolaires une place pour le solfège et la théorie musicale (un refrain bien connu !).
Il n’y a pas que le patrimoine musical qui passionne Hector Lebrun. Attaché à l’exploitation des ressources coloniales, le scientifique interfère, en 1919, auprès du Musée du Congo belge pour qu’un masque ethnique intègre les collections. Hector est alors membre de la Commission de surveillance de l’institution et beau-frère de Mathilde Mertens, laquelle a hérité d’un masque en bois sculpté à la mort de son époux, Oscar Michaux. Lebrun a mené les négociations de main de maître : l’achat de la collection Michaux, dont le masque est la pièce maîtresse, est conclu à 12.000 francs belges3, soit quelque 50.000 euros. L’objet, une tête humaine encadrée de cornes de buffle, est, au fil des années et des impressions de cartes postales et d’affiches, devenu l’icône du musée du Congo belge en dépit de son origine contestable maintenue secrète jusqu’en 2019 : le masque fut en fait acquis lors d’un pillage à Luuba, en 1896, par le beau-frère de Lebrun, Oscar Michaux (le frère de son épouse Victoria), militaire devenu agent de l’État indépendant du Congo et receleur de nombreuses pièces africaines. Michaux ne cache pas la sombre histoire de ce « trésor » dans son Carnet de campagne édité en 1907. Nul doute dès lors qu’Hector Lebrun la connaissait mais qu’elle ne le gênait pas, tant ses écrits trahissent par ailleurs sa conviction d’une colonisation émancipatrice et d’une supériorité culturelle et raciale des Européens. Ainsi, quand il traite de l’immunité, n’hésite-t-il pas à relever la « nonchalance » des Noirs du Congo qui meurent « quand on les surmène ».

Enfin, son intérêt pour le calice d’Antioche finit de prouver qu’avec une érudition aussi variée, Hector Lebrun est un digne représentant des savants généralistes du siècle dernier. Le professeur se captive en effet pour cette pièce archéologique rare. Il rapporte, résume et se rallie, dans un texte publié dans la Revue Belge en 1924, à l’analyse que fait Gustav Eisen de cette découverte : ce calice trouvé par des Syriens en 1910 contiendrait le bol dont le Christ s'est servi lors de la Cène. Gustav Eisen, tout aussi naturaliste que lui, est une personnalité suédo-américaine avec laquelle il s’est lié d’amitié lors de son séjour en Californie. Les portraits en négatif de Lebrun conservés à la BUMP sont réunis dans une enveloppe portant la mention « Eisen – 1901 ». Ce savant « complet » s’est illustré dans des domaines aussi variés que la géologie, l’agronomie, la géographie, la cytologie ou l’archéologie. C’est ainsi qu’il consacra huit années à l’étude d’une coupe en argent ornée de reliefs dorés de style byzantin trouvée à Antioche et qu’il publia, en 1923, « The Great Chalice of Antioch », un ouvrage en deux volumes dont le second est composé de 60 planches reproduisant sous toutes ses faces, en grandeur naturelle et en agrandissement, le fameux calice. Selon Eisen, la pièce archéologique date du Ier siècle ; il postule que les dix figures y entourant le Christ représentent ses apôtres (manqueraient Thomas et Barthélémy) et que la coupe intérieure serait le Saint Graal. Des plaques photographiques de verre figurant le calice sont conservées dans le fonds Lebrun de la BUMP, laissant suggérer qu’Eisen a envoyé la documentation nécessaire à Hector Lebrun pour qu’il soit en mesure d’appuyer sa thèse et d’illustrer son article. En avril 1926, le professeur donne une conférence sur ce « sujet énigmatique et mystérieux » à Namur, fort probablement avec des projections lumineuses. Ce calice, exposé comme étant le Saint Graal à l’Exposition universelle de Chicago en 1933 puis passé de musée en musée, a récemment été identifié comme la forme d’une lampe de pied utilisée dans les églises au VIe siècle…
1 DUMOULIN Michel et al., Nouvelle histoire de Belgique, vol. 2 : 1905-1950, Bruxelles, Éditions Complexe, 2005, p. 149.
2 REYLANDT Daniel, « Les Etudiants Catholiques et la Flamandisation de l’Université de Gand », in Annuaire de la Société générale des Étudiants catholiques de l’Université de Gand, 1921-1926, p. 6.
3 Archives du Musée royal de l’Afrique central, AA 1 – R5, Lettre de S.J. Maes au directeur du Musée du Congo belge, 25 août 1919.