Contenu
Greffes et expérimentation.
L’histoire et le développement des sciences biomédicales se trouvent bien sûr étroitement liés au développement des sciences biologiques. Plus particulièrement, l’avènement de l’expérimentation dans la recherche médicale proposé par la célèbre Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, publiée en 1865 par Claude Bernard, a bénéficié de nombreux travaux et écrits antérieurs qui ont pavé ce cheminement vers une médecine qui ne se limite plus aux dogmes. Les étapes vers cette médecine moderne, que l’on peut qualifier d’éclairée par l’expérimentation, sont bien sûr extrêmement nombreuses, mais les deux ouvrages remarquables qui sont présentés ici en sont des exemples à la fois surprenants et révélateurs des concepts et méthodes au travers desquels s’inscrivent la connaissance médicale actuelle et sa non moins importante communication.
Le Mémoire pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes d’Abraham Trembley est une de ces publications qui semble d’abord sans lien apparent avec le domaine médical, mais qui pourtant constitue un échelon majeur si on s’accorde à y reconnaître certaines prémices de la biologie expérimentale. En effet, Abraham Trembley doit moins sa célébrité aux trois premières parties de son mémoire, qui ont pour vocation de décrire classiquement en de multiples détails les polypes d’eau douce (hydres), qu’à la quatrième et dernière partie de son ouvrage dans laquelle il relate les « opérations faites sur les polypes et les succès qu’elles ont eus (sic) ». On découvre en effet dans cette partie les descriptions détaillées et de multiples expériences originales. Il s’agit là de décrire comment l’auteur a entrepris de sectionner, mais encore de greffer entre elles les hydres récoltées et de commenter les comportements observés.
Vraisemblablement, nous avons ici affaire aux premières communications d’expériences, assez simples bien sûr, de biologie animale, mais pour la première fois probablement une publication démontre combien l’expérimentation permet d’accroître la connaissance et la compréhension des organismes vivants bien au-delà des simples descriptions effectuées dans les ouvrages antérieurs.
Aujourd’hui reconnu comme marquant les débuts de la biologie expérimentale, cet ouvrage s’est vu traduit en langue anglaise en 1986, pour satisfaire notamment la curiosité des chercheurs et lecteurs du monde entier qui ne peuvent lire l’original en langue française. Notons ainsi que cet auteur, suisse d’origine, mais qui a migré aux Pays-Bas où il a effectué ses observations, les rédige et les publie à La Haye en langue française.
Un intérêt supplémentaire à accorder à cet ouvrage, en lien avec la médecine, provient aussi du fait que les expériences sur les hydres qui y sont relatées représentent, selon toute vraisemblance, les premiers exemples de greffes réalisées entre des tissus animaux. Ces expériences restent simples bien sûr, mais leur aspect précurseur et donc leur originalité feront à jamais la renommée d’Abraham Trembley.
Qualité de l’illustration et langue véhiculaire.
L’ouvrage d’Abraham Trembley est tout à fait remarquable aussi par l’historique qu’y fait l’auteur, dans la préface du Mémoire, de sa rencontre avec le sieur Pierre Lyonet, hollandais, comme son nom ne l’indique pas, dont on peut lire notamment les fonctions d’avocat, d’interprète, et de maître des patentes à La Haye sur la page de titre de l’ouvrage qu’il a signé : Traité anatomique de la chenille qui ronge le bois de saule, publié en version française une vingtaine d’années plus tard, toujours aux Pays-Bas.
Excellent observateur et dessinateur, il vient à l’époque d’illustrer la Théologie des insectes, ou Démonstration des perfections de Dieu dans tout ce qui concerne les insectes (1742) de Friedrich Christian Lesser (1692-1754). Pierre Lyonet s’est ensuite retrouvé invité par Abraham Trembley à illustrer l’ensemble des quatre parties de son Mémoire. Lyonet a dès lors dessiné avec délicatesse toutes les planches de la première partie du mémoire de Trembley, confiant la gravure de ces planches à un spécialiste de ces techniques. Ce graveur cependant s’est retrouvé à ce point épaté par les talents de dessinateur de Lyonet, qu’il s’est attelé à lui apprendre son art. Par la suite, Pierre Lyonet a pu totalement exercer son talent et dès lors dessiner et graver entièrement les planches des trois autres parties, y compris celles qui décrivent les fameuses expérimentations sur les hydres, réalisées par Trembley.
Fort de cette expérience et de son talent révélé grâce à Trembley et à son graveur, Pierre Lyonet a ensuite réalisé pour son propre compte l’observation et la description de la chenille des saules, y compris sa dissection et son observation microscopique. Dans l’ouvrage Traité anatomique de la chenille qui ronge le bois de saule, Lyonet a réalisé une série de gravures impressionnantes, à la fois riches de détails et de grande qualité visuelle, pour illustrer ses observations. Pour la première fois ou presque, un adepte de la biologie sortait de la collection d’individus d’espèces diverses pour se consacrer à l’étude en extrême profondeur d’une seule espèce d’invertébré, à l’un de ses stades de développement.
Ces gravures et le texte précis qu’elles illustrent furent d’abord publiés en néerlandais. Cependant, la multitude des descriptions et surtout leurs richesses en précisions jamais égalées auparavant ont alors suscité un énorme scepticisme auprès des scientifiques contemporains de Lyonet. Un scepticisme auquel l’auteur a voulu répondre d’une part par sa propre traduction du texte original en français, une langue beaucoup plus répandue dans la communauté scientifique de l’époque que le néerlandais, mais aussi par la description dans l’édition ici présentée des instruments et des méthodes utilisés pour ses observations, une pratique aujourd’hui indissociable de toute publication scientifique !
La relative opposition rencontrée par Lyonet lors de la première édition de son étude est certainement révélatrice des spécificités de la communication scientifique. En effet, la science étant par essence même une activité humaine, certes particulière dans sa créativité d’observation et de déduction, il faut malheureusement constater que le manque d’intégrité scientifique existe parfois et justifie dès lors un besoin de compréhension maximale et d’adoption des méthodes par les pairs quand tout nouveau savoir ose franchir les limites de l’habituel déjà, mais davantage encore lorsqu’il s’agit de l’inconnu. Bien sûr, alors qu’une section décrivant les « matériaux et méthodes » est dorénavant requise pour toute publication primaire, on constate aussi qu’après les langues française et allemande, c’est aujourd’hui la langue anglaise qui est requise comme principal véhicule de communication scientifique. Nous bénéficions au XXIe siècle de technologies remarquables telles que la photographie numérique qui remplace avantageusement la gravure et les défauts éventuels du dessinateur. Toutefois, on ne peut que rester admiratif devant la multiplicité des talents de scientifiques tels que Pierre Lyonet, devant leur patience et leur obstination, mais aussi devant leur audace à imaginer comment dépasser les limites du savoir et les partager élégamment et donc agréablement avec les lettrés de leur époque.
Yves Poumay
Ressources liées
Filtrer par propriété
Titre | Libellé alternatif | Classe |
---|---|---|
![]() Antonii a Leeuwenhoek... Arcana naturae detectaVan Leeuwenhoek, Anthony, 1632-1723 |
||
![]() Bocal avec des polypes coloniaux : genre Obelia (Cnidaire) |
||
![]() A propos du dessinateur Pierre LyonetPoumay, Yves |