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Fraîchement élu à siéger dans le 29e fauteuil de l’Académie française, l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf élaborait le projet de se documenter sur les personnages qui l’avaient précédé à cette place depuis 1631.
Est né de ses recherches, Un fauteuil sur la Seine, quatre siècles d’histoire de France… Le onzième chapitre est consacré à Pierre Flourens, médecin et physiologiste du système nerveux, pratiquement tombé dans l’oubli aujourd’hui, dont il exhume des tranches de vie riches et palpitantes.
Effectivement, Pierre Flourens fut l’un de ces « immortels ». Il occupa le fameux fauteuil de 1840 à 1867.
Ce qui nous étonne le plus, c’est qu’il fut élu contre le grand Victor Hugo… pour de sombres raisons « politiques ». (Rassurez-vous, le poète fut élu dix mois plus tard au 14e fauteuil.)
Mais, à ses détracteurs qui le fustigeaient ainsi : « Ce n’est pas à l’Académie française qu’on extrait des racines cubiques et Richelieu n’a nullement songé dans sa création, aux cornues et à tous les appareils de laboratoire », Flourens s’attacha à légitimer l’élection d’un scientifique, en démontrant avec passion – dans son discours de réception – l’influence de la science sur la philosophie (« c’est un géomètre qui a fondé la philosophie nouvelle… et qui a écrit le Discours de la méthode, c’est-à-dire le premier ouvrage où notre langue a pris sa nouvelle forme… ») ou sur l’histoire.
En ce milieu du XIXe siècle, un monde nouveau était en train de poindre, dans lequel, comme le souligne Amin Maalouf : « la science, son esprit, ses méthodes et ses applications (…), la généralisation des machines, allaient produire de nouvelles relations entre les hommes, (…) transformant à la fois l’existence matérielle et la vie intellectuelle de la population entière ».
Dans l’ouvrage intitulé Histoire de la découverte de la circulation du sang, paru en 1854 (pour la première édition), Pierre Flourens, en véritable historien des sciences, met son esprit méthodique au service de la description des faits, des expériences et des hypothèses qui se sont succédé depuis quelques siècles et qui ont été autant de pièces à la construction de la théorie de la circulation sanguine actuelle.
« La découverte de la circulation du sang n’appartient pas et ne pouvait guère appartenir, en effet, à un seul homme, ni même à une seule époque. Il a fallu détruire plusieurs erreurs ; à chacune de ses erreurs, il a fallu substituer une vérité. Or cela s’est fait successivement, lentement, peu à peu » nous dit-il.
Ainsi, les erreurs firent tomber les masques grâce à la perspicacité d’esprits curieux…
Galien (IIe siècle après J.-C.) prouva que les artères contenaient du sang et non pas de l’air comme le croyait Erasistrate (IIIe siècle avant J.-C.)... Vésale (vers 1540) démontra que la cloison entre les ventricules du coeur était pleine et non pas percée comme le pensait Galien… Une quantité de petites découvertes s’additionnèrent, s’escamotèrent, se renforcèrent (existence de valvules orientées dans les veines, démonstration que les veines ramènent le sang des organes au coeur et non l’inverse ; ou que le sang qui part du cœur droit passe par les poumons avant de revenir au cœur, d’où la notion de circuit etc.). Puis, William Harvey (vers 1616) eut le génie d’intégrer toutes ces découvertes, de les approfondir personnellement pour nous offrir « le spectacle complet d’un grand mécanisme ». Non sans subir les moqueries et rejets de ses collègues attachés à la tradition.
Emporté dans ce fleuve, Flourens embraie sur les découvertes des vaisseaux chylifères, de la circulation lymphatique et de la circulation foetale avec autant de précision et de brio.
Mais loin d’être seulement un compilateur, Pierre Flourens eut l’occasion de mettre la main à la pâte. Médecin et passionné d’histoire naturelle, c’est pourtant vers la recherche et l’enseignement qu’il se tourna.
À partir de 1825, il étudia les effets des lésions chirurgicales ciblées au niveau du cerveau (des lapins) sur le comportement, la motricité ou la sensibilité. Il n’est pas étonnant qu’on le considère comme l’un des fondateurs des neurosciences expérimentales.
Son expertise le conduisit à se prononcer dans le débat portant sur la, très en vogue, phrénologie de Franz Gall (théorie selon laquelle les « bosses » du crâne d’un humain révèlent son caractère). Il démontra que cette « pseudoscience » était infondée scientifiquement, et s’insurgea contre le danger du déterminisme qu’elle sous-entendait.
Il contribua également à développer un outil majeur de la médecine moderne : l’anesthésie, en étudiant l’effet de l’éther et du chloroforme sur les animaux de laboratoire.
Il est difficile d’énumérer tous les titres honorifiques qu’il obtint, et toutes les sollicitations à professer qu’il honora… Mais, le fait qu’on lui confia les chaires d’Anatomie humaine, puis de Physiologie comparée au Muséum national d’Histoire naturelle, ainsi que la chaire d’Histoire naturelle des corps organisés au prestigieux Collège de France, témoigne de la reconnaissance scientifique de ses pairs pour cet infatigable chercheur.
Marie-Laurence Hubin et Thierry Arnould