Carrés de couleur

La véritable maniere d'instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience. Première partie

Contenu

L’histoire de l’éducation des enfants sourds dans les pays occidentaux est marquée depuis plus de deux siècles par un conflit entre deux courants idéologiques, cristallisé autour de l’opposition entre langue vocale (écrite et/ou parlée) et langue signée. Le courant dit oraliste prône l’usage exclusif de la langue vocale dans l’éducation pour amener les élèves sourds à parler, lire et écrire la langue majoritaire. Le courant dit gestuel, lui, donne une place centrale à la communication linguistique qui lie les communautés des sourds à travers le monde, à savoir la modalité visuo-gestuelle des langues signées.

L’abbé Charles Michel de l’Épée est considéré comme le premier défenseur et le plus fervent promoteur du courant gestuel. À ce titre, il reste une figure emblématique pour les communautés de Sourds, tant le succès de ses méthodes a contribué à la vitalité des Sourds au sein de la société française et européenne jusqu’au milieu du XIXe siècle. A contrario, le Congrès de Milan, qui signa en 1880 l’abolition des langues signées dans les institutions d’enseignement spécialisé, constitue aujourd’hui encore le symbole de la non-reconnaissance des langues signées et de l’assimilation de l’éducation des Sourds à une rééducation ; bref, de l’anéantissement des avancées initiées par l’abbé.

Né en 1712 à Versailles et décédé en 1789 à Paris, l’abbé Charles Michel de l’Épée se dénommait lui-même « instituteur gratuit des sourds-muets ». Intrigué par la langue signée que deux sœurs jumelles et sourdes utilisaient entre elles, il s’est appuyé sur les signes de cette langue pour développer une méthode d’éducation et l’expérimenter auprès des jeunes sourds qu’il instruisait collectivement.

Le lecteur contemporain est frappé de découvrir par cet ouvrage de 1784 que les arguments qui alimentaient alors les préjugés contre les langues signées – et que l’expérience de l’abbé réfutait – sont les mêmes que ceux qui nourrissent aujourd’hui encore l’idée d’une incompatibilité entre langue signée et langue vocale dans l’éducation des Sourds et malentendants.

La réflexion de l’abbé est empreinte d’une grande créativité pédagogique. Ses intuitions sur le statut des langues signées comme langues à part entière et sur l’importance d’envisager l’enseignement du français comme une langue étrangère pour les Sourds sont aujourd’hui largement validées. Elles font de l’abbé un précurseur des expériences actuelles d’éducation bilingue des élèves sourds et malentendants, qui visent bien autre chose que la seule réparation de la parole : « Ce système dont M. Pereire [Instituteur des Sourds et Muets] se servait pour l’instruction de ses Disciples […] pouvait conduire par degrés à faire parler des Sourds, mais […] était absolument inutile pour leur apprendre à faire un usage légitime de leur faculté de penser ». Une plongée dans ce livre ressemble à un émouvant retour vers le progrès.


Laurence Meurant

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